Chapitre 5

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Il se tenait assis sur son fauteuil en cuir, les jambes écartées, son visage posé sur ses poings. Ses traits étaient marqués par un inhabituel froncement de sourcils, altérant son imperméable flegme. Les flammes léchaient son corps et accentuaient cette rudesse délicate qui faisait d'Emrys l'homme le plus séduisant d'Urquhart. Il soupira.

Devant lui, son meilleur ami et main droite arpentait le bureau de long en large, habité par une inquiétude qu'il n'avait plus ressenti depuis la Grande Guerre qui opposa les Surnaturels Aquatiques -dit SAQUA- aux Hommes. Le massacre subit par son peuple une centaine d'années plus tôt avait aussi commencé par une simple découverte. Une découverte qui bouleversa l'ordre établit et sonna le glas.

Menacés dans leur orgueil, atteints par la jalousie ; les Hommes déferlèrent sur eux. Ils brûlèrent la paix comme si elle n'était que le rêve vulgaire d'un monde idéal. Inaccessible et pourtant, vécue jusqu'alors. Ils ne laissèrent que des cendres amères sur leur passage, anéantissant l'espoir de pouvoir retrouver la vie qu'ils menaient avant.

Son peuple n'était pas préparé aux violences et au refus qu'engendra leur coming-out forcé. Forcé parce qu'on avait diffusé la vidéo de leur existence sur internet. La curiosité naquit, douce et gentille avant de rapidement se transformer en un sentiment malsain et animal. Ils ne s'attendaient pas à ce qui arriva. C'était pour ça que maintenant, ils habitaient éloignés de la technologie.

Cependant, même si le ciel s'assombrissait de nuages, même si la brise devenait bourrasque ; ils pensaient que vivre isolés des hommes suffiraient pour les rassurer. Loin des yeux, loin du cœur... Mais cela ne se déroula ainsi. Les Hommes pouvaient être capables de commettre les pires atrocités au nom de la sécurité. Une fois la graine de la haine plantée, il suffisait d'un rien pour la faire germer. La soif de sang ne fit que s'accroître au fil des jours.

Guidés par les plus fervents des anti-SAQUA, les Humains les poursuivirent des contrées les plus sauvages aux eaux les plus glacées. Ils exterminèrent tout être cherchant refuge dans les profondeurs marines. L'aversion déformait les visages et faisait naître des grimaces méprisantes. Toute excuse était bonne pour faire du mal. La culpabilité ? Ils ne connaissaient pas. Pour eux, ils chassaient des monstres. C'est marrant, les SAQUA auraient dit le contraire...

Puis vint le jour où les Surnaturels Aquatiques finirent par riposter. Était-ce à cause du ras-le-bol perpétuel d'être traqués, persécutés comme des bêtes sans cœur ni conscience ? De voir leur océan engloutit par ses machines du Diable, les laissant sans foyer ni cachette ? Ou parce que les SAQUA en avaient marre d'apprendre à leurs enfants à survivre dans la paranoïa ? Elle était un poison qui leur bouffait de l'intérieur. Les cernes accessoirisaient leurs yeux. Ils n'en pouvaient simplement plus. Pourquoi leurs espèces étaient-elles condamnées à disparaître alors que les Humains profitaient de ce qui était, par droit de naissance, aussi à eux ? Ne pouvaient-ils jouir de ce droit ? L'injustice leur tordait les entrailles.

Alors les SAQUA planifièrent des guérillas -une technique vile mais efficace- comme moyen de s'en sortir face aux Humains, beaucoup plus nombreux qu'eux et possédant des dispositifs meurtriers qui ne faisaient clairement pas le poids contre les armes naturelles de leur corps. Planqués derrière leurs murs en briques, les Humains durent revoir leur organisation. Ce déroulement des faits n'était pas prévu. Au lieu de se soumettre, les SAQUA se relevaient, le regard brillant d'une lueur de défi. Les anti-SAQUA ne pouvait plus partir en battue, ils devaient être constamment sur leur garde pour ne pas tomber dans un piège. Les SAQUA étaient partout : sous l'eau, sur la terre. Dans un coin de leur esprit, menaçants, inquiétants, telle une ombre en quête d'équité.

Les pertes se comptaient par poignée. La famine, la maladie et la fatigue se faisaient pesantes. Ils dépérissaient. Les plus lucides finirent par faire preuve d'intelligence : ils agitèrent le drapeau blanc. Des négociations eurent lieu mais trouver une solution satisfaisante se révéla être difficile. S'il était évident que les SAQUA hériteraient des mers et océans, les Humains ne pouvaient s'accaparer des terres puisque l'ensembles des SAQUA ne vivaient pas dans l'eau. Et si les littoraux devenaient territoires des SAQUA, les Humains ne pourraient plus profiter de la plage...

Finalement, ils signèrent un pacte de non-agression où les frontières et les lois furent écrites avec soin pour éviter toute transgression du contrat. Les relations non professionnelles entre les deux espèces furent interdites, cependant, les enfants étaient envoyés dès qu'ils en avaient l'âge dans des écoles mixtes. Si la paix avait été signée, l'harmonie prit son temps pour se mettre en place. Mais les cœurs et les mentalités finirent par s'ouvrir. Ce passé sanglant finit graduellement par être relégué aux oubliettes. Et bien qu'ils se côtoyassent de près, jamais ils ne se mélangèrent. Jusqu'à aujourd'hui.

Pourquoi Emrys avait-il invité cette humaine rondouillette à rester ? Elle était un danger, ne le voyait-il pas ? Yain avait peur que la guerre recommence. Ils avaient tellement souffert, tellement subi... Chaque famille était marquée par une absence...un vide. Lui-même avait perdu femme et amis. Parfois, la Grande Guerre perturbait sa nuit, l'empêchant de fermer l'œil. Voir le soleil se lever était pour lui un véritable soulagement puisqu'il pouvait s'occuper l'esprit et ne plus penser à ce qu'il avait perdu.

L'angoisse créée par ces réminiscences et ces nuits blanches se reflétait sur Moana. Comment le clan MacKintosh prendrait-il la venue de la jeune femme et surtout, les souvenirs qu'elle allait faire ressurgir ? Yain sentait que le moindre faux pas déclencherait à nouveau les haines et les rancunes.

- Assieds-toi une seconde veux-tu, tu vas user le tapis.

Comme si elle attendait ce signal, sa crainte éclata.

- Comment peux-tu rester si calme ? Elle nous a vu hier soir ! (sa voix trembla) Elle. Nous. A. Vu. Ça recommence, ça recommence... (sa main fourragea avec nervosité dans ses cheveux) La lavande était sensée l'endormir pour qu'on puisse se transformer. Pourquoi ça n'a pas marché ?!

- Tous les Humains ne réagissent pas de la même manière. Tu t'inquiètes trop, bràthair.

- Merde Emrys, elle s'est immergée dans un bain de lavande ! Tu vas me dire qu'elle est immunisée contre le chloroforme aussi ? demanda-t-il sarcastique. Cette femme n'est pas une Humaine normale, c'est la seule explication possible. Et si elle est mi-SAQUA mi-humaine, ça veut dire qu'un des nôtres et un des leur ont violé la loi. Le fait qu'on n'est rien su d'elle jusqu'à maintenant prouve combien le SAQUA est puissant. Il faut qu'on appelle la Police, Emrys, si on signale tout de suite son existence, ils nous laisseront tranquilles. C'est notre seule opportunité de ne pas se voir impliquer dans cette histoire. Ils comprendront, murmura Yain, je suis sûr qu'ils comprendront.


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bràthair : « frère » en gaélique écossais.

Ce que cache un kilt doit rester secret !Où les histoires vivent. Découvrez maintenant