Chapitre 26

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Sa mauvaise humeur avait empiré avec sa migraine. Il n'était pas sorti de la journée, préférant attendre entre les quatre murs qui composaient son bureau l'heure de sa mort. Parce que s'il y avait bien une chose universellement connue chez les SAQUA, c'était que le Conseil —dont il était membre— ne faisait preuve d'aucune pitié lorsqu'il s'agissait de garantir leur sécurité. À raison. 

Étrangement, alors qu'il attendait la venue de ses collègues, le sentiment d'avoir agi avec sagesse jusqu'ici s'amenuisait. Passer de l'autre côté de la ligne, quelle ironie ! Il connaissait bien les punitions qu'un acte comme le sien engendraient : la mort. La sienne et celle de l'humaine concernée. Ou, dans le meilleur des cas, l'exil sur les terres humaines. Mais cette sentence était beaucoup plus terrifiante que la simple idée de mourir. Personne ne vivait bien longtemps là-bas. Loin d'une source d'eau salée, on finissait par souffrir de déshydratation ou mourir d'asphyxie. Et puis, il y avait un danger encore plus grand : celui de se faire attraper par les chasseurs du gouvernement.

Près de la porte, Emrys stoppa net. Son traitre de cœur, qu'il avait cru dompter à force de thés corsés, battait la chamade. Il inspira profondément pour se calmer. Après plusieurs essais, il réussit tant bien que mal à se recomposer un visage serein, capable d'affronter le Conseil, sa famille et ses amis.

Sur la petite plage où ils aimaient jouer pendant leur transformation, sur cette même plage où Moana avait regardé sous son kilt —comment oublier cet épisode mémorable où elle avait réduit en poussière sa masculinité ?—, se tenait neuf trônes composés de coquillages. Neuf, pas dix.

Le clan MacKintosh était réuni autour. Ils semblaient sur les nerfs et dans leurs yeux brillaient une lueur de panique, réalisa Emrys, avec un nœud à l'estomac. Ils l'observèrent s'approcher, le pas tranquille mais le regard sombre. Morgan et Jeraï jubilaient ouvertement de le savoir obligé de leur montrer un respect dont il n'avait jamais fait preuve auparavant. A son grand étonnement, Egon était là. Raide comme une statue, habillé de blanc. Ses pupilles et iris ivoiriennes paraissaient troublées. Sentant sa présence, il tourna aussitôt la tête vers Emrys qui sentit ses entrailles se tordre.

Le lendemain de l'arrivée de la missive, Emrys nagea jusqu'aux terres sacrées. Érigée sur une plaine, le territoire d'Egon avait été construit en forme de spirale labyrinthique dont le cœur se composait d'un temple luisant sous les rayons lunaires. Reliés entre eux par des aqueducs qui permettaient à la faune marine de circuler en toute impunité, les bâtiments en pierre s'élevaient en coquille. Les terres sacrées étaient entourées par trois bastions protégés par une palissade en pierre, orientés vers les points cardinaux. Le sud se résumait à un gouffre d'une profondeur inconnue et d'une largeur trop importante pour tenter un quelconque assaut. 

On accédait à chaque tour de garde par trois passerelles longues comme un serpent de mer. Au terminus, dans les élévations bulbées qui avaient pour rôle de surveiller les alentours, les feux qui illuminaient la nuit avaient deux fonctions : maintenir les prédateurs au loin et guider les SAQUA dans leur pèlerinage.

Tout autour, l'horizon se teintait d'un dégradé éblouissant. Les couleurs passaient sans cesse du blanc diamant au rouge passion, du vert absinthe au noir obsidienne. C'était, pour les SAQUA, ce qui se rapprochait le plus à l'Eden des Humains. Un paradis enfoui entre la végétation et les ondulations salines.

Alors qu'Emrys galopait avec une vigueur renouvelée, le temple de la Lune apparut, entouré exclusivement par les quartiers de Ses serviteurs. Érigé des siècles plus tôt au sommet du territoire d'Egon, cet édifice religieux était l'aboutissement ultime de leur adoration. Le tympan retraçait la Grande Bataille. Les chapiteaux étaient constitués de plantes et d'animaux marins sculptés avec délicatesse et réalisme. Une alternance de triglyphes et de coquillages décorait la frise. Au cœur même du temple se cachait, sur un cousin en mousse d'eau de mer déposé sur l'astragale d'une colonne de verdure, une larme de la Lune.

Le temple paraissait être un organisme vivant avec ces mammifères marins qui se nichaient dans la verdure et les dalles de marbre chaudes qui semblaient palpiter sous les sabots d'Emrys. Vers l'arrière du temple, la larme sacrée était gardée par de gigantesques portes sculptées dans de la roche volcanique. Emrys poussa les portes pour pénétrer dans le sanctuaire, mais il fut arrêté par la vision du seigneur Egon, agenouillé devant la larme sacrée et débitant une prière en langue divine. 

A cet instant, Emrys regretta d'être pourvu de sabots car il eut l'impression, alors qu'il s'avançait pour prier au côté du SAQUA, qu'il faisait un boucan d'enfer. Ses pattes se plièrent jusqu'à ce qu'il soit assis au sol et il ferma les yeux, les paumes des mains tournées vers le plafond, avant de se lancer dans un long monologue silencieux sur les récents événements. Puis il attendit, mais rien ne vint. Emrys réitéra son appel à l'aide, fronça les sourcils devant le silence qui se prolongeait, se mordit la langue pour ne pas proférer des paroles insolentes et hors de contexte, alimentées par le stress. 

— Ce n'est pas en soupirant que tu réussiras à communiquer avec notre Mère. Concentre-toi et écoutes, lui conseilla Egon.

Sa voix était rauque, comme s'il n'avait pas parlé à voix haute depuis longtemps. Sa tête était inclinée devant la colonne végétale, ses mains tournées vers le plafond. Il n'avait pas bougé d'un iota depuis l'arrivée d'Emrys.

— J'écoute, j'essaye, rectifia Emrys après le coup d'œil sceptique d'Egon. Mais cette situation me rend nerveux. Je ne trouve aucune une solution au pétrin dans lequel je me suis mis. Ils arrivent demain et je n'ai toujours rien à leur offrir, bon sang. Rien de rien, tu comprends !

Le laird fourragea dans ses cheveux, des mèches sombres lui tombèrent sur ses yeux dévorés par l'anxiété. Egon posa sa main sur son épaule pour lui prodiguer du réconfort. 

— Tu es instable, pourtant, tu arrives toujours à te transformer en centaure...

Emrys fixa Egon. Dans cette dernière phrase, il lui semblât entendre un écho à ses pensées. Un conseil dissimulé. Malheureusement, la réponse lui fila entre les doigts. 


Ce que cache un kilt doit rester secret !Where stories live. Discover now