Chapitre 15

2K 336 2
                                    


Les secondes s'écoulèrent dans un silence sépulcral. La jeune française hésita à interrompre la profonde méditation d'Isobel. Ses pupilles étaient plongées dans l'abysse brûlant des flammes, ressassant de vieux souvenirs. Son nez épaté et son visage bouffi se découpaient dans un ténébrisme éclatant. Moana se racla la gorge.

- Vous faites donc parti de ce peuple aquatique ? Quelle est votre forme d'origine ? Quand vous transformez-vous ?

Isobel leva la main pour arrêter le flux de questions qui s'acheminaient jusqu'à elle.

- Les Mackintosh sont une des familles les plus puissantes des SAQUA, et l'un des derniers clans, sinon le dernier, de Kelpies.

- Le tout dernier ?

- Oui, on le croit.

Un pincement lui serra le coeur en voyant la tristesse qui perçait dans la voix d'Isobel.

- Malgré le traité de non-agression, les Humains continuent à nous traquer. Vois-tu, ils aiment avoir le contrôle. Et lorsqu'ils convoitent un territoire, malgré le fait que ce dernier appartienne déjà à quelqu'un, ils le désoccupent sans une once de pitié. De plus, contrairement aux autres, nous nécessitons de certains commodités.

- C'est horrible...

- Ça l'est.

- Peut-être...

- Non, la corrigea Isoble. On ne peut rien y faire.

- Mais...

- Non ! s'exclama-t-elle avec véhémence. C'est ainsi, un point c'est tout. On a essayé, on s'est heurté à un mur qu'on n'a pas pu franchir.

La femme d'âge mûr lui lança une œillade autoritaire. Moana acquiesça.

- Le gouvernent SAQUA fonctionne de manière assez simple. Chaque clan a son propre chef qui doit lui-même rendre des comptes au supérieur de son espèce. Ceux-ci se réunissent deux à trois fois par an dans un lieu tenu secret. Il existe plusieurs types de règles : celles propres aux clans ou encore à la race entière, et celles que tout le monde doit suivre.

- Ce qui veut dire qu'Emrys est le laird des Mackintosh et le seigneur des Kelpies ? résuma la jeune femme.

Elle porta sa tasse à ses lèvres. Le thé noir, encore chaud, l'apaisa. Elle la reposa au sol, assez éloignée de ses pieds maladroits tout de même, replia ses genoux vers elle et les entoura de ses bras.

- Ainsi, les sirènes et les titrons ont l'interdiction de s'approcher des côtes ; les Kelpies et les Lamias ne peuvent pas dépasser un quota d'êtres humains mangés ; les Bathocyroe Fosteri ont la tâche de nettoyer les fonds marins des déchets humains ; etcetera, etcetera...

Moana fronça les sourcils devant ces noms inconnus, elle voulut avoir plus d'informations sur ces créatures mais un seul coup d'œil au visage fermé d'Isobel lui fit comprendre que ce n'était pas le moment. Bien, elle allait devoir prendre son mal en patience...

- Ta grand-mère faisait partie d'une section gouvernementale d'espionnage. Elle avait pour mission d'intégrer le clan, de trouver ses faiblesses et de le détruire si elle le jugeait une menace.

En équilibre précaire sur le tabouret, Moana oscilla dangereusement. Cette description correspondait si peu à la Colette qu'elle connaissait que la jeune femme avait des difficultés à assimiler les deux images.

- Je ne sais pas comment ils comptaient intégrer une Humaine parmi nous sans qu'on ne s'aperçoive. A moins que l'idée ne fut jamais celle-ci... On la découvrit dès le départ.

Isobel passa une main torturée de rides dans ses cheveux blonds.

- C'était aussi flagrant qu'une bouteille de vin au milieu d'eau minérale.

- Que se passa-t-il ?

- Le début de la fin... Aonghas, le grand-père d'Emrys, tomba éperdument amoureux d'elle. Un coup de foudre qui, chez les Kelpies, se traduit par une bénédiction de la lune.

- Une bénédiction de la lune ? (Moana prit son menton entre son pouce et son index). Ce n'est pas la première fois que j'entend cela.

- La lune est notre gardienne protectrice et la Mère de notre don. Quand elle bénit deux individus, elle les lient pour l'éternité, faisant d'eux des âme-soeurs.

Un anti-infidélité très efficace.

- Elle nous permet aussi de maintenir un fin film illusoire autour du château.

- Pourtant je suis passée, constata calmement Moana.

- Parce que tu possèdes en toi des gênes SAQUA.

La révélation la désarçonna si brutalement qu'elle ne sut comment réagir et s'écrasa au sol dans un fracas, faisant faiblement tressaillir Isobel. A cette vue, la lavandière bondit néanmoins sur ses pieds et agita frénétiquement le chiffon élimé avec lequel Moana s'était nettoyé la jupe quelques minutes plus tôt.

- Réparez ça, aboya-t-elle.

Tandis que la vieille femme disparaissait derrière le rideau qui séparait la pièce à vivre de la chambre, Moana se redressa discrètement. Elle prit les morceaux de tabouret dans ses bras et traversa la porte d'entrée, non sans regarder une dernière fois l'endroit par lequel Isobel avait disparu sans préavis.

Il faisait nuit, les ombres des huttes créaient d'immenses flaques noires sur l'herbe. Les bruits de la nature accompagnaient sa marche nocturne. La contrariété qu'Isobel soit partie sans lui raconter la suite se disputait la place avec l'embarras de devoir réparer un tabouret en toute discrétion, sans aucune connaissance dans le domaine.

- Le petit pont à monter et hop, j'entre dans la cour. Trois escaliers de trente marches. Puis au fond du couloir à droite, c'est ma chambre. Allez Moana, tu peux le faire !

- Tu parles souvent toute seule ? Sur la plage aussi, tu conversais dans le vent, lui dit une voix moqueuse.

Moana sursauta violemment, faisant tomber le pied du tabouret sur l'herbe. Les yeux écarquillés par l'horreur, elle le suivit rouler jusqu'en bas du pont.

- Merde, Emrys, tu fais chier !

- Désolé, lui dit-il sans le penser. Qu'est-ce ?

Elle suivit la direction qu'indiquait son doigt.

- Le tabouret que j'ai cassé chez Isobel, elle m'a demandé de le réparer. Mais enfin, un peu d'aide ne me ferait pas de mal.

Moana espérait qu'il attrape la perche qu'elle lui tendait. Emrys la gratifia d'un sourire, ses joues se creusèrent de deux fossettes espiègles. Cette vision la séduit. Replaçant une mèche de cheveux derrière l'oreille, Moana entra dans la cour.

- J'imagine que de toute manière, il ne m'est plus utile, soupira-t-elle. Je peux te poser une question ?

- Dois-je avoir peur ?

Ce que cache un kilt doit rester secret !Kde žijí příběhy. Začni objevovat