trente-neuf (1)

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Le capitaine Rochas posa deux gobelets en carton remplis de café devant Leigh et lui avant de s'asseoir sur la banquette, au fond du café-brasserie de gare dans lequel il l'avait entraînée. Leigh leva les yeux vers lui, loin d'être impressionnée par la présence d'un officier de police judiciaire en face d'elle.

- Vous offrez souvent le café aux gens que vous interrogez ?

- Cet entretien est tout-à-fait informel, il n'apparaîtra même pas dans la procédure. Donc techniquement je ne vous interroge pas, nous sommes simplement deux personnes qui prennent le café ensemble et discutent, de choses et d'autres.

- Comme si j'avais réellement le choix...

- Vous l'avez. Mais si vous décidiez de partir maintenant, nous risquerions de nous recroiser très bientôt, dans des circonstances plus officielles qui pourraient vous déplaire.

Leigh retint un soupir.

- Allez-y, posez-moi vos questions, qu'on en finisse.

L'OPJ eut un léger sourire satisfait qui agaça Leigh encore un peu plus.

- Je suis ravi que vous le preniez comme ça.

Il sortit une pochette cartonnée sur laquelle il entrecroisa ses doigts, plongeant ses yeux dans ceux de la jeune femme.

- J'aimerais que vous me parliez de Zulaj Vukovic.

- Qui ça ?

- Zulaj Vukovic.

- Je ne sais absolument pas qui c'est. A vrai dire à l'oreille j'ignore si vous me parlez d'un homme ou d'une femme.

Le capitaine Rochas ouvrit la pochette sur la table et en sortit une photo sur papier glacé qu'il fit glisser vers Leigh.

- C'est lui. Vous le reconnaissez ?

Leigh plongea les yeux dans ceux de l'individu sur la photo et retint un tressaillement. 

L'inconnu du gala. 

Même après plusieurs mois, elle se souvenait parfaitement de son air menaçant, de son crâne rasé et tatoué, de son accent et de la zébrure de sang qui maculait le visage d'Anja ce soir-là. Elle fixa la photo un moment pour réussir à endiguer la peur qui l'avait envahie d'un seul coup, avant de relever les yeux vers l'OPJ, l'air le plus serein possible, et de repousser la photo d'un doigt.

- Je n'ai jamais vu ce monsieur. Qui est-ce ? mentit-elle avec aplomb.

- Ouh là, un très méchant garçon, répondit-il dans un sourire effrayant. Il est cité dans plusieurs dossiers d'enquêtes des autorités serbes et d'Europol. C'est un homme de main de la mafia, il a fait cinq ans de prison en Serbie pour violences et extorsion. Il est aussi soupçonné, entre autres, de plusieurs enlèvements et meurtres, ainsi que d'appartenance à un groupe criminel terroriste et de participation à au moins trois attentats nationalistes dans les Balkans au cours de ces trente dernières années.

Leigh avait progressivement écarté les yeux à l'entente de la liste qui s'allongeait. Elle avala difficilement sa salive et prit sur elle pour garder la face coûte que coûte afin de ne pas montrer combien sa sérénité s'était envolée.

- Comme je vous l'ai dit, je ne l'ai jamais vu et je ne sais pas qui c'est.

- Pourtant il a été signalé par la sécurité comme s'étant introduit à l'insu des organisateurs lors d'un gala de la NRF auquel vous étiez présente. Combien y avait-il d'invités ce soir-là, Mlle Davenport ? Deux cents, trois cents personnes peut-être ? Vous n'allez pas me dire que parmi ces gens, tous rassemblés dans cette salle, vous n'avez pas remarqué un homme tel que Vukovic... Il devait relativement dénoter dans le paysage, non ?

Leigh fixa sévèrement l'OPJ.

- Je ne l'ai. Jamais. Vu, s'agaça-t-elle. Vous l'avez dit vous-même, il y avait plusieurs centaines de personnes à ce gala, et par ailleurs le musée est immense. S'il est effectivement entré comme vous le dites, je ne l'ai pas croisé. Et soit dit en passant, il va falloir que vous m'expliquiez quel est le rapport avec moi.

- J'y viens, mademoiselle, j'y viens. Ne soyez donc pas si pressée, il faut que vous me laissiez le temps de planter le décor !

Leigh détestait cet homme. Il avait suffi de dix minutes pour qu'elle le trouve infect, et elle ne supportait déjà plus l'air méprisant avec lequel il s'adressait à elle.

- Je vous dresse le tableau, commença-t-il. Zulaj, notre protagoniste, fait régulièrement des allers-retours entre la France et la Serbie depuis des années afin de gérer sa petite entreprise criminelle... Tout particulièrement ces six derniers mois, il est venu quatre fois en France sous différents alias, et chaque fois qu'il atterrissait à Roissy, le premier numéro qu'il appelait était celui-ci. Il vous dit quelque chose ?

Leigh répondit par la négative en hochant la tête.

- C'est vrai que de nos jours, plus personne n'apprend par cœur les numéros de ses proches. Je vais donc vous l'apprendre, il appartient à Anja Marenger, la célèbre présentatrice de télé. Elle, vous la connaissez n'est-ce pas ? Voire même très bien, devrais-je dire... On raconte çà et là que vous entretenez une discrète liaison depuis plusieurs mois, mais un enquêteur méthodique comme moi n'accorde aucun crédit à ce genre de rumeurs... Voilà pourquoi je vous pose directement la question, Mlle Davenport : quelle est la nature exacte de votre relation avec Anja Marenger ?

Leigh elle-même ne savait pas répondre à cette question, et elle choisit donc le plus politiquement correct.

- Nous sommes amies.

Le capitaine Rochas acquiesça lentement d'un air entendu qui déplut à Leigh, tandis qu'elle commençait malheureusement à voir où il souhaitait en venir.

- Je prends note, vous êtes amies. J'aimerais donc avoir votre avis sur le sujet : quel est le lien entre une journaliste française, qui se trouve être votre amie, et un membre du crime organisé serbe ?

- Je n'en sais strictement rien.

Et pour la première fois depuis le début de cette conversation, Leigh n'avait dit que la pure vérité. Depuis sa rencontre avec Anja et ses rares confidences, elle était persuadée qu'il lui était impossible ne serait-ce que de se faire une vague idée de la gravité de cette affaire, et les quelques bribes d'informations dont elle disposait mises bout-à-bout ne faisaient toujours pas sens.

- Alors je vais sûrement pouvoir éclairer votre lanterne, sourit-il en sortant une deuxième photo de sa pochette ainsi qu'une loupe qu'il tendit à Leigh. Vous en aurez besoin, les visages sont nombreux, plutôt petits et pas très nets.

Leigh se saisit de la loupe et faisant abstraction des caisses de grenades, armes de poings et fusils d'assaut derrière lesquels les hommes posaient fièrement en exposant leurs tatouages et leur crâne rasé, elle parcourut les visages un à un comme il le lui avait implicitement demandé. Lorsqu'elle se figea, elle devina l'air jubilatoire qu'arborait certainement l'OPJ.

- La ressemblance est frappante n'est-ce pas ? Seulement, il faut avoir déjà regardé la télévision française pour la voir.

En arrière-plan, un peu à l'écart, se trouvait une toute jeune Anja, peut-être 14 ou 15 ans, en débardeur noir et treillis, cheveux roux attachés.

- Je vous présente les Тигрови, les Tigres en français. Juin 1997, précisa l'OPJ. Et Zulaj est ici, au premier rang, au milieu.

Leigh ne l'avait pas reconnu avec vingt ans et quelques cicatrices en moins. Il avait étonnamment l'air un peu moins effrayant qu'à l'heure actuelle.

Contre toute attente, c'est emplie de colère que Leigh releva les yeux vers l'officier de police, comme s'il avait violé la vie privée d'Anja pour lui révéler quelque chose qu'elle aurait préféré ne jamais apprendre.

Fort heureusement, lui ne traduisit pas son regard et le prit pour de l'incompréhension, ne cachant plus son immense jubilation.

- Vous voyez, votre amie Anja, votre petite journaliste chérie... C'est une nationaliste serbe, et aussi une terroriste en cavale depuis plus de vingt ans.

Il laissa la phrase s'insinuer dans l'esprit de Leigh avant de reprendre :

- Maintenant que c'est dit, je peux passer à la suite de mes questions ?

Éblouissante [gxg]Where stories live. Discover now