Éblouissante [gxg]

quatorze (1)

Ce midi-là, Leigh descendit du bus bondé pour aller rejoindre Anja au lieu de rendez-vous convenu, et contre toute attente elle ne s'en sentit pas soulagée. Il était probable que la légère nausée qu'elle mettait sur le compte de la foule dense autour d'elle soit en fait due à l'appréhension.

Elle avait tenté de le nier, mais elle devait se rendre à l'évidence, c'était pire à chaque seconde qui passait. Elle avait quelques minutes de marche jusqu'au restaurant et en profita pour prendre de longues inspirations et expirer lentement. Arrivée devant la vitrine, elle marqua un temps d'arrêt.

Comme si franchir ou non cette porte allait changer sa vie à tout jamais. Elle ressentait profondément l'écho d'enjeux futurs dont elle ne pouvait soupçonner la teneur, c'était instinctif, et c'était terrifiant.

Elle constata que ses mains tremblaient et, après avoir vérifié que personne ne la regardait, se mit une petite claque discrètement.

- Bon sang Leigh reprends-toi, murmura-t-elle. Tu vas rentrer dans ce restaurant, lui sourire et tout va bien se passer.

Elle leva les yeux et aperçut les tables près de la vitre, cherchant Anja des yeux sans pouvoir la voir. Une douleur sourde la saisit dans le thorax. Et si elle n'était pas là. Et si elle avait encore changé d'avis. Pire, et si elle ne lui adressait même pas un regard avant de la congédier, encore.

Les larmes lui montèrent aux yeux subitement et elle ne fut plus certaine de pouvoir faire un geste. Les plaies de leur dernière entrevue n'avaient pas cicatrisé, loin de là. 

Elle sortit son téléphone. Il indiquait 12h38, elle était à peine en retard, juste ce qu'il fallait. Elle hésita à s'asseoir sur le perron du restaurant, le temps de pleurer un bon coup avant de se lancer. Mais non, elle n'avait pas besoin de ça. Elle serait forte, et si elle devait avoir mal, alors autant que ce soit maintenant.

Leigh laissa passer un couple qui s'engouffrait dans le restaurant et leur emboîta le pas. Un serveur lui sourit :

- Bonjour Madame, vous souhaitez déjeuner ?

- Bonjour, je cherche une amie qui devrait déjà être là... Ah ça y est je la vois.

Leigh n'avait pu retenir le soulagement qui s'était littéralement échappé à travers sa voix et ses traits. Elle avait repéré la silhouette aux cheveux flamboyants qui lui tournait le dos dans le fond de la salle, du côté du patio.

Elle s'approcha en essayant de se donner un air assuré qui, elle le savait, devait lui donner une démarche militaire ridicule. De toute façon Anja ne pouvait pas la voir, installée comme elle était.

- Bonjour Anja, j'espère que je ne vous ai pas fait attendre, lança-t-elle en guise de préambule.

Le visage qui se tourna vers elle était radieux, Anja était tout sourire et le regard de Leigh rencontra deux prunelles vertes dont elle n'était pas sûre de réussir à se détacher un jour.

- Bonjour ! Non ne vous en faites pas, j'aime être toujours bien en avance.

Elle riait sans raison apparente, elle avait simplement l'air d'être heureuse d'être là, et sa joie communicative permit à Leigh de se détendre.

La jeune femme s'installa et saisit la carte que lui tendit le serveur. Anja avait déjà choisi semblait-il.

- Qu'est-ce que vous prenez ? s'enquit Leigh avant même d'avoir jeté un oeil au menu.

- Je ne vais pas vous le dire, je risque de vous influencer. Choisissez ce qui vous plaira.

Leigh déplia enfin la carte et étudia la liste des plats. Elle ne comprenait que la moitié de ce qu'elle lisait, certains termes étant très pointus.

C'est là qu'elle comprit à quel genre de restaurant elle avait affaire : il n'y avait pas les prix sur la carte. Anja l'avait très naturellement invitée dans un restaurant gastronomique, peut-être même étoilé, sans rien lui dire.

- Tout va bien ? demanda Anja en remarquant l'air absent de la jeune femme. 

- Oui ça va, c'est juste que... Je ne me sens pas très à ma place ici honnêtement, vous êtes en tailleur et moi je suis en jean... J'aurais moins l'impression d'être en décalage avec une robe de soirée, c'est dire.

- Ne vous inquiétez pas, c'est le déjeuner, le dress code est flexible, et vous êtes très chic comme ça je vous assure. Vous vous fondez parfaitement dans le décor si ça peut vous rassurer. 

Leigh n'était pas spécialement convaincue mais prit sur elle, et tenta ensuite de surmonter sa fâcheuse tendance à mettre un temps infini à choisir. Elle referma la carte et la posa à côté de son assiette, suite à quoi le chef de rang arriva quasi immédiatement.

- Bonjour mesdames, vous avez choisi ? Madame Marenger, je suis très heureux de vous revoir, dit-il en inclinant légèrement la tête. 

Anja lui rendit sa politesse dans un sourire franc avant de passer commande, elle avait choisi une volaille tandis que Leigh avait opté pour la pièce de veau. Elle ajouta une bouteille de vin que Leigh devinait outrageusement chère, et dès que le serveur eut tourné les talons Anja se tourna vers la jeune femme, l'air espiègle. 

- Thomas sait que vous êtes ici ?

- En effet oui, et il sait même que je suis avec vous. Oh je vous en prie, n'ayez pas l'air déçue à ce point, pouffa Leigh. 

- Je ne suis pas déçue, je suis... Ennuyée d'avance. 

- Et pourquoi ça ? 

- Votre petit ami était déjà pénible avant que je vous connaisse, mais depuis notre rencontre et nos multiples rencontres fortuites, ça frôle le harcèlement. 

- Quoi ? Il vous harcèle ? 

Anja ne répondit pas et fouilla dans son sac avant de sortir son téléphone. Elle ouvrit la messagerie vocale et en fit écouter quelques-uns à Leigh. La voix grésillante de Thomas à travers les ondes téléphoniques résonna par le haut-parleur. 

"Anja, je sais que vous rejetez automatiquement mes appels, mais je sais aussi que par curiosité vous écouterez ce message, alors voilà, ne vous approchez pas de ma fiancée si vous ne voulez pas avoir de problèmes avec moi. "

D'autres messages du genre se succédèrent jusqu'au tout dernier qui datait du début de la semaine :

"Je sais que Leigh a gobé toutes vos salades, mais je vous préviens, touchez à un seul de ses cheveux, faites-lui verser une seule larme, et je vous tue. Je ne déconne pas, je vous tue."

Leigh était bouche-bée, elle n'avait rien soupçonné. 

- Et ça ne vous inquiète pas ? Parce que moi ça m'inquiète et pourtant je ne suis pas visée...

- Venant de Thomas ? Vous rigolez, hoqueta Anja. Il braille, il aboie, mais pardonnez-moi l'expression, il fait dans son froc à l'idée que je lève le petit doigt contre lui. Néanmoins je suis surprise qu'il ne vous ait pas mise au courant.

- Je suis vraiment désolée, sincèrement, je ne sais plus où me mettre. 

- Mais non Leigh, voyons, ça n'a rien de honteux, encore moins pour vous. Thomas vous aime sincèrement et vous protège, ça devrait plutôt vous faire plaisir. 

- Je crois que Thomas a peur de vous en effet. Autant vis-à-vis de notre relation, à vous et moi que de la vôtre, vous et lui. Ses craintes sont fondées ? 

Anja prit le temps de réfléchir à la question. 

- Ce n'est pas impossible qu'il ait raison oui, mais vous n'avez pas à vous inquiéter. 

- Et pour moi, il a raison ?

- Ça c'est à vous de me le dire, répondit Anja avec un clin d'œil.