quarante-et-un (2)

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Anja ne cilla pas, et lui non plus. Les derniers mots de l'homme s'étendirent dans le silence, comme une note trop longue qui finit par émettre un vibrato désagréable avant de disparaître.

- Je te le promets : si ça ne tenait qu'à moi, je te mettrais une balle dans la tête et on n'en parlerait plus. Mais j'ai reçu des consignes, et je suis toujours professionnel.

Anja tenta de calmer le moindre tremblement de sa voix pour répondre posément.

- Je... Je crois que... je comprends.

- Ne dis pas ça... grimaça l'homme.

Anja fronça légèrement les sourcils et lui renvoya un regard interrogateur.

- Tu n'es pas censée comprendre, geignit-il. Tu ne dois pas te comporter comme si c'était ce que tu méritais, tu n'es pas censée accepter avec fatalisme. Les combattants comme toi et moi ne se résignent pas.

Il la saisit par les épaules.

- Regarde-moi.

Il approcha son visage du sien jusqu'à n'être qu'à quelques centimètres.

- Tu vas mourir, murmura-t-il lentement.

Il tentait de l'effrayer, de la sortir de sa torpeur pour la faire réagir. Mais elle se contenta de sourire tristement.

- J'imagine que les combattants comme vous et moi savent faire face à leur destin. Faites ce que vous avez à faire, et je ferai pareil.

L'homme hocha la tête, presque respectueusement, et fit quelques pas pour se vider l'esprit de toute tergiversation avant de revenir vers elle.

Anja fut presque surprise lorsque le premier coup l'atteignit en plein visage. Un deuxième vint se loger dans le creux de son ventre, et elle sentit ses muscles se raidir ainsi qu'un goût de sang dans sa bouche. Etonnamment, la douleur foudroyante ne l'atteignit qu'après, alors que d'autres coups pleuvaient déjà sur elle. Elle songea un instant à Leigh, avec qui elle aurait dû être en train de dîner à l'heure actuelle. Anja était profondément soulagée de la savoir loin d'ici. Quitte à mourir, autant ne pas emporter avec elle ceux qu'elle aimait.

La conscience d'Anja se mit brutalement en retrait, se dissociant de son corps, et la souffrance ne lui parvint plus qu'atténuée. Elle ne voyait plus un homme inconnu en face d'elle, elle voyait son propre père la frapper alors qu'elle n'était qu'une enfant. La frapper encore et encore, sous le silence apeuré de sa mère. Elle n'avait jamais détesté quiconque autant qu'elle avait haï son père. Alors dans un mouvement de rage désespéré, elle hurla et projeta son buste en avant. Son crâne alla heurter celui de son assaillant, les sonnant tous les deux quelques secondes.

Le coup qui s'en suivit en représailles fut particulièrement violent. Il la projeta sur le côté et sa tête heurta le sol avec violence, la ramenant brutalement à la réalité. Elle voyait flou à cause du flot de sang qui semblait couler sans interruption de chaque centimètre de son visage. Elle avait mal, elle était incapable de faire un geste et se trouvait à la merci d'un homme bien décidé à lui ôter la vie.

Alors contre toute attente, elle s'en remit à Dieu, un dieu en lequel elle n'avait jamais cru mais à qui elle ne manquerait pas de présenter ses excuses s'il lui prenait l'envie de la sortir de là.

Elle récita intérieurement un vague Notre Père hésitant tout en essayant de ne pas s'asphyxier alors qu'elle avalait son propre sang.

Soudain les coups cessèrent. Anja sentit une vague de soulagement la parcourir et à travers le brouillard de ses yeux, elle tenta de comprendre ce qui se passait autour d'elle. Son agresseur s'était relevé et massait ses phalanges endolories.

Etalée au sol, elle avait la respiration sifflante, certainement à cause d'un poumon perforé, et du sang coulait par un coin de sa bouche. Elle se tourna légèrement, mais retomba sur le dos avant de souffler difficilement dans un sourire :

- Vous avez dit me trouver sympathique, je n'ose pas imaginer comment vous traitez vos ennemis.

L'homme esquissa un sourire triste, et comme pour s'excuser, lui répondit en désignant l'arme qui était accrochée à sa ceinture :

- Si ce flingue tombait entre tes mains, on le sait tous les deux, tu me tirerais une balle entre les deux yeux sans sourciller.

- Probablement, admit-elle.

- Chacun fait ce qu'il faut pour survivre.

Anja tenta de hocher la tête mais s'arrêta net et grimaça. L'homme l'interrogea avec douceur :

- Est-ce que tu sais au moins qui m'envoie ?

- Je sais oui. Enfin disons que j'ai un bon faisceau de présomptions, gémit-elle. D'ailleurs quand vous l'appellerez pour lui dire que le job est fait, vous pourrez lui passer un message pour moi ?

- Dis toujours.

- Dites-lui qu'il n'a pas la moindre idée de l'enfer qui s'apprête à lui tomber dessus.

L'homme hocha lentement la tête, comme pour entériner les derniers mots de la journaliste.

- Ce sera transmis. En tout cas tu sais pourquoi je suis là, c'est tant mieux. Allez, finissons-en, je n'aime pas te voir souffrir.

Et il lui asséna un nouveau coup de poing au visage, plus violent que les autres, qui la sonna quelques instants. Lorsqu'elle reprit pleinement conscience, elle était recroquevillée sur elle-même, et chaque parcelle de son corps était crispée par la douleur et l'attente des coups suivants.

Mais rien ne vint. A vrai dire, elle n'entendait plus un bruit. Elle déplia lentement ses membres, du moins autant qu'elle le pouvait avec la corde serrée autour d'elle, et se tourna difficilement vers son assaillant.

Il était tourné de trois-quarts, quelques mètres plus loin, et étudiait attentivement une des chaises en bois de la salle à manger.

Soudain elle comprit, et la peur la terrassa. Il en avait assez de souffrir en la frappant à mains nues, alors il allait la tuer à coups de chaise.

Aucun de ses os, et surtout pas son crâne, ne pourrait résister à dix kilos de bois massif projetés à pleine vitesse. Anja ressentit un par un ses muscles engourdis par les coups, les liens qui l'entravaient. Elle n'avait jamais été aussi consciente de son propre corps.

C'était le moment qu'elle avait toujours redouté : celui où elle ne pouvait plus affirmer avoir déjà connu pire.

Sa mort allait être ridicule, lente et douloureuse, car il était maintenant évident qu'elle allait mourir. Le fait d'en prendre conscience la vida brusquement de toute émotion, et elle regarda l'inconnu s'approcher, soulevant avec difficultés son arme de fortune.

Vivre et mourir.

Les larmes roulèrent librement sur ses joues. Elle y était. Elle se retrouvait face à la mort, seule, sans aucune échappatoire.

Elle avait repoussé maintes fois l'échéance, fuyant en avant sans jamais se retourner, et à cet instant-là, elle ne parvenait plus à savoir si elle avait eu raison.

Vivre et mourir.

Avec fracas elle avait vécu, et c'était également avec fracas qu'elle allait périr. C'était décidément très digne d'elle. Alors elle sourit à travers ses larmes.

Ainsi soit-il.

Et la chaise se fracassa contre son corps.


***


L'homme tira à lui un des fauteuils du salon et s'y installa pour contempler son œuvre. La journaliste était étendue au sol, se vidant doucement mais sûrement de son sang. Il patienta quelques temps mais finit par jeter un œil à sa montre et se pencha vers le corps étendu. 

Elle était livide et complètement immobile depuis quelques minutes déjà. Il tendit la main et posa deux doigts contre la peau diaphane de son cou pour sentir sa carotide. 

Il esquissa un sourire satisfait. Il se releva et quitta l'appartement. 

C'en était fini du problème Anja Marenger.

Éblouissante [gxg]Where stories live. Discover now