quarante-neuf (1)

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Leigh ouvrit grand les yeux mais Anja ne lui laissa pas le temps de poser la moindre question.

- Je sais déjà ce que vous allez me demander. Et pour l'instant, c'est non. Pas tant que je n'ai aucune preuve pour appuyer ce que j'avance. Je ne suis pas loin, mais c'est encore trop tôt.

Leigh fit la moue mais se résigna presque aussitôt. Elle savait qu'insister sur le sujet ne pourrait conduire qu'à une dispute que ni Anja ni elle ne souhaitaient. Elle tenta le compromis :

- Promettez-moi que vous m'en parlerez dès que vous aurez cette preuve.

- Je vous le promets. Croix de bois, croix de fer, et caetera. Je sais que c'est quelque part dans le carnet.

Leigh acquiesça lentement, tentant de contenir sa curiosité qui lui hurlait d'interroger davantage la journaliste.

- Est-ce que au moins...

- Leigh.

La jeune femme pinça les lèvres et leva la main en signe d'abdication, avant de se relever du lit.

- Ne le prenez pas comme ça... soupira Anja, mi-agacée, mi-amusée. Je vous ai déjà raconté plus que je n'ai dit à quiconque.

- Je sais, se radoucit Leigh. Tant que vous pouvez m'assurer que vous êtes en sécurité à l'heure actuelle...

- Plus que je ne l'ai été ces six derniers mois.

Leigh et Anja échangèrent un sourire.

- Si vous le souhaitez, je pourrai vous raconter la suite de l'histoire demain.

Leigh sourit et hocha la tête avec enthousiasme. Elle avait bien compris que la question n'avait rien d'innocent : maintenant qu'Anja avait ouvert la boîte de ses péchés, elle comptait les énumérer un à un.

En quittant la pièce, Leigh se retourna et s'appuya contre l'encadrement de la porte.

- Anja ?

L'intéressée leva la tête.

- Vous êtes bien consciente d'être coincée avec moi pour un moment, n'est-ce pas ? interrogea Leigh d'un ton sérieux.

- Comme ça je dirais que oui, mais définissez "coincée avec vous" et "pour un moment", tout d'abord. Vous voulez dire ici chez vous, pour ces quelques jours ? Ou...

Anja ne termina pas sa phrase et Leigh étouffa un petit rire.

- Bonne nuit Anja, répondit énigmatiquement la jeune femme avant de refermer la porte derrière elle.

************

Le lendemain, Leigh se leva aux aurores pour commencer tôt la suite de la traduction, mais à son grand étonnement elle trouva Anja déjà affairée dans la salle-à-manger.

- Bonjour Leigh, vous êtes bien matinale, la salua la journaliste sans lever les yeux du carnet.

- Je pourrais vous retourner le qualificatif.

- Insomnie. Après m'être retournée deux heures dans le lit, très confortable soit dit en passant, je me suis dit que je serais certainement plus productive ici.

Tout en parlant, Anja étudiait une double page du registre et tendit un feuillet gribouillé à Leigh.

- Voilà ce que j'ai pu faire ces deux dernières heures, je vous ai traduit l'essentiel en français. Je n'avance vraiment pas vite, je vous avoue que ça m'agace.

- C'est déjà beaucoup...

- En attendant c'est suffisant pour que j'ai envie de faire une pause, je regarde les pages de trop près et les chiffres dansent un peu devant mes yeux.

La journaliste se redressa et tendit les bras pour s'étirer. Leigh saisit l'occasion.

- J'ai réfléchi à ce que vous m'avez raconté hier soir, et je crois que vous n'avez pas introduit un personnage visiblement important.

Anja leva les yeux vers la jeune femme d'un air entendu.

- Lila.

- La femme dont vous dites qu'une de ses erreurs, vieille de vingt ans, est responsable de tout ça, compléta Leigh.

Anja avala sa salive.

- J'avais oublié vous avoir parlé de ça.

- Je peux attendre encore un peu la suite de l'histoire, après tout il n'est que... (Leigh se pencha pour apercevoir l'horloge du four à micro-ondes.) Six heures dix-sept du matin.

- Non non, tant mieux. Il y a certaines choses que j'ai envie de vous raconter depuis des semaines. Pour que vous sachiez enfin. Que vous compreniez comment j'en suis arrivée là.

Anja marqua une pause. Leigh vit dans ses yeux qu'elle avait l'air profondément affectée. Anja prit une grande inspiration avant de se lancer :

- Après l'acte I, Zulaj, passons à l'acte II, Lila. Mais je dois vous mettre en garde, l'acte deux est encore moins glorieux que le premier.

Leigh confirma d'un signe de tête qu'elle pouvait poursuivre, et lui fit un sourire rassurant.

- Comme je vous l'avais déjà dit précédemment, Lila s'occupait de la comptabilité et de la gestion, disons, du flux humain.

Anja et Leigh échangèrent un regard entendu.

- Je l'ai appréciée immédiatement pour son caractère bien trempé, elle savait en général se faire rapidement respecter des hommes, même bien plus haut placés qu'elle. De son côté, Lila a tout de suite eu un faible pour moi. Entendons-nous bien, un faible amical. Malheureusement je ne la croisais que rarement puisque nous, les "épouses", précisa Anja en mimant des guillemets avec ses doigts, étions maintenues volontairement loin de tout ce qui pouvait concerner le pôle proxénétisme de l'organisation. Je crois qu'ils avaient peur qu'en découvrant ce qui se passait réellement, une certaine solidarité féminine nous pousserait à dénoncer nos maris et leurs patrons proxénètes. Personne ne nous en parlait, et on ne posait pas de questions. Lorsque j'ai été "promue" traductrice, j'y ai été un peu plus mêlée parce que l'organisation exportait de nombreuses filles en Europe de l'Ouest et notamment en France. Je côtoyais donc de temps en temps les clients français ou leurs émissaires, mais toujours dans un objectif commercial, au sujet de partenariats de plus ou moins long terme avec nous.

Anja s'adossa de nouveau dans son siège et prit une gorgée du verre d'eau posé à ses côtés sur la table.

- Un jour, Lila est venue me voir avec une requête pour le moins inhabituelle. Un businessman français avec qui le groupe faisait des affaires devait passer plusieurs jours à Belgrade et cherchait un francophone pour lui servir d'interprète. On lui avait alors proposé d'être accompagné en tout bien tout honneur par l'épouse d'un de ses interlocuteurs, c'est-à-dire moi. L'avis de Zulaj avait été sollicité et celui-ci avait donné son autorisation. Je vous décris le tableau : j'allais me retrouver, avec mon accent à couper au couteau, à jouer les traductrices aux quatre coins de la capitale pour un type évidemment douteux, puisque client de mon mari. Vous imaginez combien je n'étais pas ravie de cette mission que l'on m'imposait. Malgré les années qui passaient, je n'oubliais pas les mises en garde de ma mère vis-à-vis des hommes ; j'étais d'ailleurs plutôt bien placée pour constater la façon dont il était facile de priver une femme de liberté pour que des hommes trop riches puissent en faire ce qu'ils voulaient. J'avais alors tenté de me renseigner, mais personne ne voulait me dire quoi que ce soit à son sujet. Par ailleurs, je n'avais jamais eu affaire à lui car il avait pour habitude de traiter de son business avec l'organisation uniquement en anglais. C'est donc sans rien savoir de lui que ce jour de mars 1999, j'ai été présentée à Bertrand Chesnay.

Éblouissante [gxg]Where stories live. Discover now