Chapitre 25

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Alya

Je vais peut-être pas soupirer une dixième fois, où la grand-mère assise à côté de moi risque de finir par en avoir vraiment marre. J'ai pas arrêté depuis que je suis montée dans la rame, et contrairement à ce qu'elle peut penser, je soupire pas à la parisienne parce que le métro était en retard, mais plus parce que j'aurais préféré passer ma matinée avec ma meilleure amie plutôt que toute seule.

Mais Lili fait sa tête de mule. Depuis plus d'une semaine.

La seconde suivante, on passe d'à l'air libre à un tunnel sombre, et je finis par baisser les yeux, y a plus rien à voir par la fenêtre. Sauf que c'est tout ce qu'il faut pour que mon regard croise le petit amas de sacs calés entre mes bottines. J'ai été acheter les choses dont j'avais besoin toute seule, parce que Lili me fait la tête, parce qu'Inès est avec Ken, Thanos et les jumelles, et Micky traîne avec Eff au studio.

C'était moins drôle que d'habitude. Plus long aussi. La vérité, c'est que ça fait des semaines et des semaines que je suis jamais seule, entre mes journées entières passées avec Ken à la maison, et les sorties avec Inès, Lili ou Romy. J'ai plus l'habitude d'être seule avec moi-même, et clairement, aujourd'hui ça s'est fait ressentir.

J'aurais voulu que Lili slalome dans les rayons avec moi, Thanos dans ses pattes, à me proposer des vêtements que seule elle oserait porter, qu'elle me parle de son bébé avec les yeux brillants, ou d'à quel point Enzo éclate tout au foot. Malheureusement, je suis pas vraiment sûre que ça arrive à nouveau avant un bon moment, vu ce que Mathieu m'a sorti au téléphone hier soir. J'aurais jamais cru qu'elle irait jusqu'à le virer lui. Parce que même si ma meilleure amie joue à la guerrière, à la plus forte, à celle qui n'a peur de rien, il faudrait être aveugle pour ne pas remarquer que Mathieu est devenu plus qu'indispensable.

Le soupir s'échappe tout seul, et c'est tout ce qu'il faut à la grand-mère pour me détailler en soupirant à son tour.

Et à cet instant-là, je sais pas si c'est juste moi, ou si la situation ajoute juste une dose de grisâtre à ce qui m'entourait déjà. J'ai aucune idée de ce qui va pas chez moi, je devrais être heureuse, souriante, pleine d'énergie, y a tellement pire que mon quotidien. J'ai Ken, tout se passe bien, on se dispute pas, j'ai Thanos, je viens d'avoir les jumelles, je profite de ma famille et de mon copain à longueur de journée depuis des semaines, pas de travail à faire, seulement la moitié des tâches ménagères, je sors avec Micky, je m'amuse avec Mila, et au final, ça ne fait qu'une semaine que Lili ne me parle plus, et que les choses sont devenues compliquées avec Romy.

C'est pas si mal que ça, pourrait y avoir bien pire.

Mais je vois du gris, juste du gris constant. J'ai l'impression que les jours défilent, que c'est tous les mêmes, et plus ils passent, plus j'ai ce poids sur mes épaules dont j'arrive pas à me séparer. Est-ce que c'est possible de ressentir ce genre de trucs alors que tout va bien ? Alors que je passe mes journées à me reposer ?

C'est pas la seule question que je me pose, en fait, j'ai tellement de questions et d'incertitudes qui se bousculent dans ma tête tous les jours, que je suis même pas trop sûre d'arriver à me reposer réellement. Est-ce que Maman va bien ? Est-ce qu'on devrait aller la voir encore une fois avec Ken et les jumelles ? Est-ce que je vais être prête à reprendre mon quotidien au travail ? Est-ce que je devrais forcer un peu auprès de Lili ? Est-ce que je devrais aller parler à Romy ? Pourquoi est-ce que j'ai l'impression de trouver du goût à rien ?

Qu'est-ce que je devrais faire avec Lukas ?

Parce qu'au-dessus de tout, y a Lukas. Et c'est ce qui pèse le plus lourd. C'est toujours dans un coin de ma tête, je suis toujours là, les poumons bloqués quand je tourne au coin de la rue, que je vais faire les courses, que j'accompagne Ken au studio, parce que je sais que ça ne nécessiterait qu'une petite inattention de sa part, de la mienne ou de celles des gars pour qu'on se retrouve au même endroit, au même moment. Et j'ai pas l'impression d'être prête à ça, je sais même plus si j'ai envie, tout est flou, tout est gris, tout est lourd sur mes épaules, c'est le même schéma tous les jours.

Y a une quantité astronomique de scénarios qui tournent dans ma tête. Qu'est-ce qui arriverait s'il croisait Baba ? Ou Maman ? Et si jamais on se voit à un moment et que j'ai aucune idée de quoi dire ? Ou incapable de le laisser m'approcher ? Et si jamais on arrive pas à avoir ce qu'on avait avant à nouveau ? Jamais ? La seconde suivante, je suis à la limite d'avoir besoin de couvrir mes oreilles tellement l'alerte de fermeture automatique des portes m'irrite.

- Est-ce que ça va ? Je relève les yeux quand le gars assis en face de moi me lance un regard inquiet par-dessus son livre.

Et c'est tout ce qu'il m'a fallu pour jeter un oeil au reste de la rame, tout ce qu'il m'a fallu pour que mes yeux s'accrochent comme de la glue à un bonnet gris, quatre ou cinq mètres plus loin, le même que celui du clip.

- Mademoiselle ? La grand-mère se penche vers moi à son tour, mais j'arrive même plus à m'y intéresser, ou à envisager de répondre, y a juste le battement de mon coeur qui inonde mes oreilles.

Il est juste là. Si ça se trouve on descend à la même station. Si ça se trouve il est venu me voir, c'est pour ça qu'il a pris cette ligne. Si ça se trouve il va même pas me reconnaître. Ou alors, il va me reconnaître et m'ignorer, parce qu'il aura pas envie de me parler. Parce que pourquoi il aurait envie de venir me voir maintenant, alors qu'il fait comme si j'existais pas depuis aussi longtemps ? Et s'il était revenu juste pour repartir ? Peut-être que Baba avait raison.

Quand le métro freine à nouveau un temps indéfini plus tard, je contrôle rien, faut que je descende, peu importe la station. À peine levé, j'ai déjà des vertiges, ma tête a l'air de peser des tonnes, pourtant j'ai mangé tout ce que Ken a préparé pendant que je regardais les dessins animés avec Thanos ce matin.

- Mademoiselle, vous êtes sûre que ça va ? La grand-mère essaie de se lever difficilement quand je m'apprête à passer les portes et descendre sur le quai.

Faut qu'elle arrête de parler, qu'elle arrête d'en faire tout un plat, tout va bien, elle va juste attirer l'attention de Lukas, il va me voir, et j'ose même pas imaginer ce qui va se passer après.

- Est-ce que vous voulez qu..., le gars de tout à l'heure pose sa main sur mon épaule la seconde suivante, et je contrôle pas la façon dont j'évite son contact, je le repousse juste bien plus violemment que ce que j'avais prévu.

Et ce que je prévois encore moins, c'est le poids quasi-nul de mon corps la seconde suivante, quand je vois le bitume du quai se rapprocher de mon visage sans aucun point d'appui pour me stopper.

Puis plus de gris, juste du noir.

Milieu d'après-minuit · NekfeuNơi câu chuyện tồn tại. Hãy khám phá bây giờ