Chapitre 3

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Avant que la directrice n'ait pu me répondre, la porte s'ouvre à la volée et il entre.

    Grand, large d'épaules, il est vêtu du même uniforme que la vieille femme. Il a un visage insupportablement symétrique. Des boucles noires et soyeuses tombent sur son front, cachant presque ses yeux gris clair. Mais ce qui attire surtout mon attention, c'est l'antique arme à feu accrochée sur sa cuisse.

    C'est l'homme qui m'a tiré dessus. Je croyais qu'il travaillait pour le CSM ; visiblement, je me suis trompée.

    Il ne me faut que quelques instants pour reprendre l'aiguille de ma perfusion, achever de crocheter mes menottes et bondir de mon lit. J'ignore la douleur qui explose dans mon ventre et balance un coup de poing dans son nez parfaitement droit. Le craquement qui s'ensuit me fait sourire.

    Il me fixe quelques instants, sans rien dire, apparemment pas le moins du monde dérangé par le sang qui ruisselle sur son visage. Puis, lentement, il lève la main et essuie le liquide écarlate du revers de la manche. Je suis presque sure que son nez est cassé et il doit avoir affreusement mal, pourtant on dirait qu'il ne ressent rien.

    Ça gâche tout.

    - Moi aussi, je suis ravi de te rencontrer, me lance-t-il.

    Derrière le sarcasme, je reconnais la voix grave qui m'a soufflé dans l'oreille :

    - Tu ne mourras pas aujourd'hui, Cass.

    Il ne va pas s'en tirer comme ça.

    - T'as essayé de me tuer, connard, lui lancé-je.

    - Si j'avais essayé de te tuer, réplique-t-il, tu serais morte.

    - Mlle Jackson, intervient la directrice, je vous présente l'agent Ross. Votre nouveau coéquipier.

    Ma mâchoire se décroche.

    - Coéquipier ? m'exclamé-je. C'est une blague ?

    - Je n'ai pas besoin d'elle, proteste le jeune homme. Je travaille mieux seul.

    - Je ne vous ai pas demandé votre avis, agent Ross, le rabroue sa patronne.

    - Je ne ferai pas équipe pas avec un type qui a tenté de m'assassiner !

    - Encore une fois, Cass, quand je veux tuer quelqu'un, il meurt.

    - Arrête de m'appeler Cass. On ne se connaît pas.

    - Je t'ai tiré dessus et tu m'as cassé le nez. Ce genre d'expériences, ça rapproche.

    - Rapproche-toi encore un peu, que je te casses autre chose.

    - Si vous ne vous taisez pas maintenant, grince la directrice, je vous vire tous les deux.

    - Vous ne m'avez même pas encore vraiment engagée !

    - Ce qui signifie que je peux très facilement changer d'avis, Mlle Jackson. Vous avez dix minutes pour vous habiller. Il y a des vêtements dans la salle de bain. Retrouvez-moi dans un quart d'heure pour un briefing. L'agent Ross vous y conduira, il sait où c'est. N'essayez pas de fuir, nous vous avons implanté un tracker dans le bras. N'essayez pas de l'enlever, ou il explosera. Si jamais vous souhaitez vous plaindre de moi dans mon dos, comme je suis sure que vous vous apprêtez à le faire, vous pouvez m'appeler Junon.

    Elle quitte la pièce sans attendre ma réponse, et je fais un doigt d'honneur à la porte close.

    - C'est une réaction immature, Jackson.

    - La ferme, Ross.

    Je passe une seconde porte dans un coin de la pièce et me retrouve dans une minuscule salle de bain. La douche étroite est collée au lavabo, au-dessus duquel est fixé un miroir. Une fille m'y fixe. Ce n'est aucune de celles dont Junon m'a montré les photos tout à l'heure, ce n'est ni Cassiopée, ni Cassiana, ni Cassendre. Ce n'est pas Cass Jackson non plus. Non, Cass Jackson est une criminelle sure d'elle, pleine d'aplomb, toujours une réplique sur la langue et un pistolet à la ceinture.

    Mais la fille dans le miroir n'a ni aplomb ni pistolet. Elle flotte dans sa tunique d'hôpital, paraissant plus petite et frêle que jamais. Ses cheveux blond-blanc tombent en mèches grasses sur ses épaules, elle a le teint blafard, des cernes profonds. Ses yeux, d'un marron très foncé, sont inhabituellement éteints. Elle parait malade. Faible.

    C'est moi. La gamine effrayée qui se cache derrière Cass Jackson comme derrière tous ses autres personnages. Celle qui fait semblant d'être une criminelle pour ne plus être une victime. Celle qui fait semblant de courir après l'argent, plutôt que d'admettre qu'elle court pour fuir.

    Je tire sur le col de ma tunique, révélant les immondes lettres noires tatouées sur mon épaule. CA55, pour Cognition Augmentée 55. Un code, un numéro. Celui qui m'a donné mon nom.

    C'est le coup de grâce. La perfusion, l'hôpital, le tracker, et maintenant la vue de mon tatouage...je ferme les yeux, la salle de bain disparait et j'ai cinq ans de nouveau.

    La femme se penche vers moi. Elle est belle, avec son teint de porcelaine, ses lèvres peintes en rouge, ses longues boucles de jais tirées en chignon. Elle porte une blouse blanche, comme tous les autres dans la pièce.

    - Tout va bien se passer, 55. Allonge-toi.

    Je tremble. Je sais qu'elle ment. Cela ne va pas bien se passer. Cela ne se passe jamais bien.

    - Allonge-toi, 55.

    Son ton se fait plus dur. Je n'ai pas le choix. Elle le sait, je le sais. Alors je m'allonge sur la table d'opération. Elle serre des liens en cuir sur mes poignets, mes chevilles et mon front, elle serre trop fort, j'ai mal et je ne peux plus bouger et j'ai froid et j'ai peur, mais je n'ose rien dire.

    Un homme apparait dans mon champ de vision. Des cheveux blancs en bataille, d'épaisses lunettes rondes, la blouse boutonnée de travers, il a l'air d'un savant fou. Il me colle des électrodes sur les tempes. Ses doigts sont doux, ses gestes délicats, et je voudrais qu'il me prenne la main. Je voudrais que quelqu'un, n'importe qui, me prenne la main.

    Je voudrais ne pas avoir à endurer ça seule.

    - Tout est bon, Professeur Jackson ?

    Il consulte un écran que je ne peux pas voir.

    - Tout est bon. Vous pouvez y aller.

    Non, voudrais-je hurler. Non, vous ne pouvez pas. Puis la femme m'enfonce une seringue dans le bras.

    D'abord, je ne sens qu'une chaleur agréable, qui se répand doucement dans mes veines. Ensuite, ma tête prend feu. J'entends quelqu'un hurler.

    Est-ce que c'est moi ?

    Alors ils arrivent. Les mots. Ils percent la barrière de mon esprit et fusent à travers mon crâne comme des boulets de canon.

    Si elle pouvait arrêter de crier deux secondes, elle me casse les oreilles.

    On devrait peut-être augmenter encore la formule. Ça ne progresse pas assez vite.

    On perd notre temps avec cette gosse. Elle est trop fragile, elle ne survivra pas. On gâche du produit sur elle.

    Ces phrases, je sais que je suis la seule à les entendre. Pourtant, je sais aussi qu'elles sont réelles. Que ces gens tout autour de moi, mes tortionnaires...

    J'entends leurs pensées.

    Et je veux que ça s'arrête.

Cass (sf/romance)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant