Chapitre 33

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Je trempe une frite dans le pot de mayo et l'enfourne dans ma bouche. Le slogan disait vrai : Patatas vend vraiment les meilleures de l'Univers.

Après le fiasco de ma conversation avec Ross, j'ai décidé qu'une douche m'éclaircirait l'esprit, et étonnamment ça a fonctionné. Je me suis débarrassée du sang et de la crasse qui me couvraient le corps. Une dose généreuse de Retire-Colo Express® a rendu à mes cheveux leur blond pâle naturel. Mes mèches humides tombent sur le cuir de mon blouson-j'étais si heureuse de le retrouver que j'ai décidé de le porter à l'intérieur. En bref, je suis redevenue moi-même.

Carole Meyers ne me manquera pas.

Le vaisseau est prévu pour accueillir un certain nombre d'employés, aussi dispose-t-il d'un grand réfectoire. Mais occupée par seulement quatre personnes, l'immense pièce avait quelque chose de sinistre ; aussi, après avoir allégé la soute de quelques rations de frites, nous sommes-nous réunis dans la salle des commandes. Si j'ignore la tension palpable entre Ross et moi, le moment est paisible. Face à nous, derrière l'immense pare-brise, étoiles et planètes défilent au rythme tranquille du pilote automatique.

- Ch'est trop beau, marmonné-je, la bouche pleine.

- Beaucoup trop beau, renchérit Vywyan.

- Qu'est-ce qu'on fait, maintenant ? lance Tyler.

- Tu casses l'ambiance, Ty, protesté-je.

- Tu as dit que les preuves qu'on a ne sont pas suffisantes, se défend le hacker. Ce vaisseau nous emmène vers l'Organisation, mais sans rien pour appuyer nos accusations, on va finir en prison.

Il a raison, malheureusement. Sauf que je ne sais pas quoi faire, je ne sais pas comment nous sortir de cette situation, et je déteste ça.

Ce n'est pas qu'on manque d'indices. Oh, ça, on en a, entre les dossiers d' Akhilleús 1, et le sombre chaos qui unit Ross, Thétis et Rémond. Mais il y a trop de pièces manquantes.

- On ne va pas finir en prison, déclare Ross. On va interroger Junon.

Vywyan et Tyler le fixent, perdus. Quant à moi qui, depuis le début du repas, ai fait tout mon possible pour éviter son regard, j'oublie notre dispute et plonge mes yeux dans les siens. Il se détourne. 

Junon, a-t-il dit. Junon, qui a le nom d'une déesse romaine, qui prétend être une amie des ses parents. Junon, qui nous a envoyés à Trekyon. Sans qui toute cette histoire n'aurait jamais commencée.

Il a raison : sa mentor est la meilleure piste qu'on a. Et je sais combien il lui en coûte de l'admettre.

- C'est la directrice adjointe, c'est ça ? demande Vywyan. Comment elle est censée nous aider ?

Le jeune homme garde la bouche close, alors je réponds à sa place :

- On pense qu'elle a un lien avec MétaLab.

Tyler écarquille les yeux.

- Non ! C'est impossible.

- C'est très possible, le contredit mon coéquipier.

Sa voix est plus tranchante qu'un couperet. Le silence s'abat sur notre groupe. Je sais que Tyler et Vywyan attendent une explication, mais je n'ai d'yeux que pour Ross. Je voudrais me glisser dans sa tête, le rassurer, mais je ne peux pas. Pas si ça signifie risquer de lui faire mal.

Sans un mot, il se lève et quitte la pièce. 

- Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il soigne ses sorties, grommelle la voyante.

Je n'entends pas la suite : déjà, je suis dans le couloir.

- Attends !

Mon coéquipier fait volte-face et me fixe, glacial.

- Qu'est-ce que tu veux ?

La sécheresse de sa voix est d'autant plus douloureuse que j'en suis la seule responsable.

- Je sais que c'est dur pour toi, commencé-je.

Ça sonnait nettement moins plat dans ma tête.

- Oh, vraiment ? Et je peux savoir comment tu le sais, puisque tu as coupé notre lien sans un mot d'explication ?

Son ton sarcastique ne suffit pas à me masquer sa souffrance. Il parait si jeune, en cet instant. Si fragile. Sans réfléchir, je lui prends la main. Il se raidit mais ne se dérobe pas.

- Tu sais...j'ai toujours pensé que même si le Prof ne m'a recueillie que pour se servir de moi, il devait quand même m'aimer un peu. Que ses gestes recelaient forcément une minuscule part de sincérité. Peu importe ce qu'on va découvrir sur Junon : je suis certaine que la version d'elle que tu connais est réelle, au moins en partie. Et c'est une experte en mensonges qui te le dis. 

- N'essaie pas de me réconforter, Jackson. Junon m'utilise depuis que je suis en âge de tenir debout. J'aurais dû m'en rendre compte plus tôt. Elle m'a entraîné à me battre, à blesser, à tuer. Elle m'a élevé comme une arme, pas comme un fils. Tu n'as vu que la belle face de l'Organisation, crois-moi. Ils défendent peut-être la justice, mais ils ont autant de sang sur les mains que les criminels qu'ils traquent. En partie grâce à moi.

Il plonge ses yeux dans les miens, et la lueur dure qui y brille me fait frissonner.

- Elle a fait de moi un assassin, affirme-t-il. Et ma prochaine cible, c'est elle.

- Tu n'es pas obligé, murmuré-je.

- Je sais. J'en ai envie.

Il s'éloigne sans un mot de plus. Cette fois, je ne le retiens pas.

- C'était la première fois que tu tuais quelqu'un, pas vrai ? m'a-t-il demandé après que j'ai fait exploser le crâne de ce zoonite, à Trekyon.

Comme si pour lui, le meurtre était une chose familière.

Je me rappelle le jeune homme avec qui j'ai passé des heures à discuter dans l'obscurité, à MétaLab. Celui à qui j'ai confié ce que je n'avais jusque là confié à personne, et qui m'a écouté comme aucun autre ne m'aurait écoutée. 

Ross a de bons côtés, mais il en a aussi un très, très mauvais. Il y a en lui un tueur, guidé par la rage. S'il laisse cette personne prendre le dessus, qui sait comment cette histoire va finir ?

Le pire, c'est que je ne pourrais pas l'en empêcher. Comment pourrais-je l'aider à contenir sa soif de revanche, alors que je suis incapable de contrôler la mienne ?

Cass (sf/romance)Where stories live. Discover now