Chapitre 6

282 32 14
                                    

J'ai sept ans.

L'alarme hurle et hurle et me vrille les tympans. Les tirs laser fusent dans tous les sens. Je cours sans savoir où je vais, sans savoir qui je fuis. Les couloirs s'enchaînent, et en temps normal un gardien m'aurait déjà arrêtée, punie et ramenée au dortoir, mais les gardiens courent eux aussi. Je croise des scientifiques, mes tortionnaires, non plus en blouse blanche mais en pyjama. Je croise mes camarades, des enfants amaigris, pâles, perdus. Tous aussi terrifiés.

Il y a aussi des gens que je ne connais pas. Ils sont armés, comme les gardiens : mitraillettes, grenades, pistolets. Ils portent des protections noires, des chaussures robustes qui claquent sur le sol. Leur casque, qui masque leurs traits et réfléchit les visages terrifiés des fuyards, leur donne un air inhumain.

Je dérape dans une flaque, m'étale par terre. Je cherche à me redresser, glisse de nouveau, mes mains sont poisseuses, une odeur métallique me prend à la gorge, c'est du sang. Je suis allongée dans une mare de sang. Je voudrais crier, mais j'ai déjà tellement hurlé sur la table d'opération que je n'y arrive plus. Alors quelqu'un m'attrape par derrière. Des bras plus larges que mes cuisses se referment sur moi comme un étau. Je me débats, en vain. J'ai passé trop de temps enfermée, mes muscles sont atrophiés, et lui est si fort...

- Arrête ! me lance-t-il, sa voix étouffée par son casque réfléchissant. Je suis de la PI, je suis là pour t'aider. Tout va bien, c'est fini, je vais te sortir d'ici, on va tous vous...

Il se tait brusquement, sa poigne se relâche. Je m'écarte de lui, affolée, et me retourne pour le regarder. Quelqu'un a enfoncé un scalpel dans son cou, pile dans l'interstice entre son casque et son gilet protecteur. Il convulse, étalé sur le sol, sa main tressaute sur sa mitraillette sans qu'il réussisse à tirer.

- 55, tu vas bien ?

Je lève les yeux. Je connais l'homme qui se dresse au-dessus du cadavre, l'homme qui vient de tuer le policier. Même s'il ne porte pas sa blouse blanche mais une vieille robe de chambre bleu, je me souviens de ses cheveux blancs en bataille et de ses épaisses lunettes. Je le revois penché sur moi, me collant des électrodes sur les tempes. Le Professeur Jackson.

Lentement, je commence à reculer. Il s'agenouille face à moi et me tend la main, comme si j'étais un animal sauvage et qu'il cherchait à m'apprivoiser.

- N'aie pas peur. Suis-moi. Je vais t'emmener loin d'ici.

Il m'a torturé. Ce n'est peut-être pas lui qui enfonçait la seringue, mais il était là, il surveillait les écrans, il voyait les autres faire. Toutes ces fois où j'avais désespérément besoin qu'on m'aide, qu'on me défende, il a choisi de me regarder souffrir.

Je voudrais le tuer.

Je voudrais pouvoir lui faire confiance.

Je voudrais être ailleurs, n'importe où, loin de ce cauchemar.

Le policier a dit qu'il était là pour m'aider, mais maintenant il est mort, et ses collègues...ses collègues me font peur, avec leurs casques et leurs armes. Je n'ai plus que le Professeur.

Alors je m'avance, j'oublie les électrodes, et je prends sa main tendue.

- Jackson ?

Je m'éveille en sursaut et découvre le visage de Ross à quelques centimètres du mien. Ses yeux gris, mouchetés de noir, brillent plus de curiosité que d'inquiétude. Ses traits sont aussi impassibles qu'à l'accoutumé. Je sens son souffle chaud sur ma joue ; s'il se penchait encore un peu plus, la pointe de ses boucles noires m'effleurerait le front. Je rougis violemment.

- Mais qu'est-ce que tu fiches ?

Il s'écarte, et je me redresse. Je suis assise dans le cockpit d'une petite navette spatiale, Tyler à ma droite, Ross à ma gauche dans le siège du pilote. Le sang tambourine à mes tempes, une partie de moi est encore prisonnière de mon rêve et il me faut quelques secondes pour me rappeler comment je suis arrivée là.

- On est presque arrivés, il était temps que tu te réveilles. Tu devrais me remercier, tu faisais un cauchemar.

- Le vrai cauchemar a commencé quand j'ai ouvert les yeux face à ton visage.

Il me lance un regard à mi-chemin entre l'exaspération et l'ennui, puis presse quelques boutons pour nous faire ralentir. A travers le pare-brise, je regarde Trekyon approcher.

C'est étrange, de voir du dessus une ville que je connais si bien depuis le sol. Tout semble différent, pourtant je reconnais les plus grands bâtiments, devine l'emplacement des rues. Cela fait deux ans que je ne suis pas venue, mais la capitale de Zanko 10 ne semble pas avoir changé. Elle m'attend, de plus en plus proche, horriblement familière.

Trekyon est entourée d'usines. Leurs grandes cheminées grises forment comme une barrière autour de la ville. Celle-ci est plongée presque en permanence dans un brouillard de pollution, de plus en plus dense tandis que l'on s'éloigne du centre. Les gratte-ciel du quartier des affaires, situé au cœur de la ville, sont protégés de l'air impur par un champ de force bleuté. Je repère parmi eux le siège de MétaLab : une grande tour noire, au sommet effilé, arborant leur fameux logo blanc. Des navettes urbaines volent entre les bâtiments, tandis qu'au sol, des voitures à essence forment un trafic tout aussi dense. La plupart sont bricolées par leur propriétaire, fabriquées à partir de pièces détachées et alimentées par un carburant artisanal. Ce sont des véhicules instables, et les accidents sont fréquents, mais beaucoup de Trekyens n'ont pas de quoi se payer mieux.

- Contente d'être de retour, Cass ? me lance Tyler.

Je le fusille du regard, et il détourne précipitamment la tête. Je suis peut-être un peu dure avec lui, mais je ne suis pas d'humeur pour ce genre de conversation.

J'enfonce mes mains dans les poches de mon blouson. C'est une veste en cuir d'homme, usée et trop grande, mais c'est le seul objet auquel je tiens vraiment. Je l'ai volé ici, à Trekyon, quand j'avais quatorze ans, et il ne m'a pas quitté depuis.

J'ai insisté, et Junon m'a laissé récupérer les effets que j'avais sur moi lors de mon arrestation. J'ai eu une semaine pour me reposer avant notre départ pour Zanko 10. Vêtu de mes vieux habits, les cheveux propres, je me sens de nouveau moi-même. Les trois pistolets laser cachés sous mon blouson aident aussi.

Ross et Tyler ont également quitté leur uniforme-pour ne pas attirer l'attention, je suppose. Avec son sweat-shirt ample, le hacker ressemble de nouveau au garçon que j'ai rencontré il y a trois ans. Quant à Ross...je risque un coup d'œil dans sa direction. Visiblement, il n'aime pas la couleur. Son jean est gris, sa veste noire. Même dans des vêtements civils, décontractés, il a l'air d'un soldat. Le dos droit, les épaules raides, le visage impassible...

- Souris, Ross.

Il me regarde comme si une seconde tête était en train de pousser sur mes épaules.

- Pourquoi ?

- Je veux voir si tu y arrives.

- Concentre-toi, Jackson. On n'est pas là pour s'amuser.

Si ça ne tenait qu'à moi, on ne serait pas là du tout. 

Cass (sf/romance)Where stories live. Discover now