Chapitre 47

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Ross fixe la porte devant nous comme une bombe à retardement.

- Il va falloir entrer un jour ou l'autre, lui glissé-je.

- Peut-être pas aujourd'hui.

- Pousse cette porte, où je le fais pour toi.

- Viens avec moi.

- Ce serait mieux que vous vous expliquiez seuls tous les deux.

Il secoue la tête, puis avoue à mi-voix :

- On a besoin d'elle, Cass, et...si tu n'es pas là pour m'arrêter...j'ai peur de lui faire du mal. J'ai peur de la tuer.

Je sais qu'il se trompe: jamais il ne blesserait Junon. A peine quelques jours plus tôt, je me suis retrouvée dans la même situation que lui. Le Prof était à mes pieds, le pistolet dans ma main, sa vie à ma merci. Je n'ai pas choisi de l'épargner : j'y ai été obligée, par cette part de moi qui refuse de le haïr, par cette gamine qui s'obstine à ne pas mourir. C'est la même chose pour Ross et sa mentor-à ceci près que cette dernière mérite peut-être le pardon.

Mais tout ça, je ne le dis pas. Je me contente de hocher la tête, les yeux dans ceux du jeune homme, lui communiquant mon soutien sans un mot. Enfin, nous entrons.

Elle est assise dans son lit, le dos droit et les boucles tirées en chignon. Cela ne fait que deux jours que nous l'avons libérée, mais elle semble déjà avoir repris des forces. Elle est presque aussi impressionnante dans la tunique colorée prêtée par Vywyan que dans son uniforme, lors de notre rencontre. Ce jour-là, cependant, c'était moi la blessée. Moi à qui on posait les questions.

Les rôles ont été inversés. Cela ne l'empêche pas de nous fixer d'un regard sévère-comme deux enfants fautifs.

- Je me disais bien que vous finiriez par venir.

- T'as préparé ton discours ? attaque Ross. Mis au point tes prochains mensonges ?

Elle le fixe droit dans les yeux.

- Je ne t'ai jamais menti, Ross. J'ai proposé de te parler de tes parents, mais tu as toujours refusé.

- Ne te cherche pas d'excuse, accuse le jeune homme.

Quelqu'un d'autre manquerait peut-être la pointe de douleur dans sa voix, mais pas moi. Je lui prends la main et il s'agrippe à moi comme à une bouée de sauvetage. Les yeux de Junon s'arrêtent sur nos doigts entremêlés ; pendant un instant, elle semble s'adoucir.

- Je n'ai pas besoin d'excuse. Je n'ai rien fait de mal.

- Tu étais une complice de Thétis.

- Je m'opposais déjà à elle bien avant qu'elle n'adopte ce surnom stupide !

- Dit celle qui se fait appeler Junon, marmonné-je.

Elle me fusille du regard.

- Très bien, lui jette Ross. On t'écoute ; explique-nous. Qu'as-tu fait pour mettre fin aux projets de ma chère mère ? Et ne me parle pas de ta menace pathétique de les dénoncer, elle et Henry Jackson, quand tu les as surpris avec cet enfant. C'était il y a vingt ans. Si tu n'as rien tenté d'autre depuis, tu es tout aussi coupable qu'eux.

Les yeux de Junon flamboient sous la colère. En cet instant, elle ressemble vraiment à la déesse impitoyable dont elle porte le nom.

- Si vous êtes au courant pour ma menace pathétique , vous savez sans doute ce qui s'est passé ensuite : l'université qui brûle, Tiana et Henry qui s'enfuient. Ce que vous ignorez peut-être, c'est qu'à cause de cet incendie, la PI n'a pas cru à mes accusations. On m'a dit que j'avais dû inhaler trop de fumée et  que le départ de feu avait été accidentel. Quant à Tiana et Henry, ils ont été déclarés morts.

Elle marque une pause. Chacun de ses mots est asséné comme un coup.

- Bien sûr, je ne me suis pas laissée convaincre. Puisque la PI ne voulait pas m'aider, je me suis tournée vers l'Organisation. Je l'ai rejointe en tant que novice, et je me suis battue corps et âme pour monter en grade, jusqu'à pouvoir initier ma propre enquête. Sans moi, Akhilleús 1 n'aurait jamais pris fin. J'ai localisé leurs laboratoires, ordonné le raid, supervisé la prise de contact avec les familles des victimes. J'aurais pu m'arrêter là, mais je ne l'ai pas fait. J'ai continué à chercher. J'ai retrouvé la trace d'Henry et elle m'a menée à vous, Mlle Jackson. Puis j'ai découvert l'implication de MétaLab. Comme c'est l'un de nos donateurs, mes supérieurs ont cessé de soutenir mes investigations. Je vous ai donc envoyés tous les deux. Cela fait vingt ans que je me bats contre Akhilleús-contre une femme que j'aimais autrefois comme ma fille. Alors ne me dites pas que je suis sa complice. Surtout pas toi, Ross, pas avec tout ce que tu me dois.

- Tout ce que je te dois ? Tu as fait de moi une arme et un assassin.

- Ta mère a fait de toi une arme. Je t'ai donné les moyens d'utiliser ta force selon ta propre volonté, et non la sienne. T'ai-je appris à tuer ? Oui. Mais surtout, je t'ai appris à te défendre. Ceux qui restent en vie ont rarement les mains propres, et je voulais que tu restes en vie, Ross. Tu peux me le reprocher, mais tu n'arriveras pas à me le faire regretter.

Enfin, elle se tait. Je l'ai toujours trouvée intimidante, mais pour la première fois, elle me semble admirable. Comme Ross, comme moi, elle a dû se battre tout au long de son existence ; comme nous, elle a perdu sa morale en chemin. Pourtant, elle est encore là, fière et indétrônable.

Je pensais qu'elle était digne de pardon, mais j'avais tord. Elle n'a rien à se faire pardonner.

Ross et elle s'observent en silence. Le visage du jeune homme est froid, sa mâchoire serrée. Puis, lentement, il s'adoucit. Sa main se détache de la mienne.

- Merci, lui murmure-t-il.

Elle hoche la tête. L'échange peut sembler glacial, mais je sais tout ce qu'il signifie pour eux.

Ross se dirige vers la sortie. Je lui emboîte le pas, hésitant à m'adresser à Junon mais ne sachant que lui dire. Juste avant que nous ne quittions la pièce, cependant, elle reprend la parole.

- Ton père était quelqu'un de bien, Ross, tout comme ta mère avant sa mort. Si un jour tu te cherches un nom, pense à Moszkowski.

- J'y réfléchirai, répond-il.

- Tu n'as aucune intention d'y réfléchir, n'est-ce pas ? lui demandé-je quand nous nous retrouvons seuls dans le couloir.

- Je ne connais pas cet homme, confirme-t-il. Il n'est pas mon père, pas plus que Thétis n'est ma mère.

- Ne vois pas ça comme un hommage que tu lui rends, mais comme un moyen de prendre un nouveau départ. Tu n'es pas Roma Grazziano, ni RO55 : ni le fils de Thétis, ni son jouet. Et tu n'es pas non plus Ross, plus seulement, parce que tu es un être humain, pas un robot, et que tu as le droit d'avoir un nom complet-peu importe lequel.

Il m'observe quelques instants. Il est si proche...je voudrais combler la distance qui reste entre nous, poser mes lèvres sur les siennes, mais je ne bouge pas. J'attends sa réponse.

- Je m'appellerai Moszkowski, accepte-t-il, mais seulement si tu gardes Jackson.

Je me raidis. Depuis ma confrontation avec le Prof, je frissonne dès qu'il est mentionné, et j'avais bel et bien l'intention d'abandonner mon patronyme.

- C'est différent. C'est le nom de l'homme qui m'a torturée et manipulée.

- Non, Cass. C'était son nom, mais à présent c'est le tien. Celui avec lequel tu t'es bâtie une nouvelle vie, ta propre vie. Avec lequel tu es devenue l'une des escroc les plus talentueuses de l'Univers. N'en change pas après avoir écrit une histoire si merveilleuse avec.

Je ne sais pas quoi dire. J'ai les larmes aux yeux.

- Ross Moszkowski et Cass Jackson, finis-je par murmurer. Ça sonne bien.

Cass (sf/romance)Where stories live. Discover now