Chapitre 21

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 J'écarquille les yeux.

- Tu es entré dans mon cauchemar ?

Il fronce les sourcils.

- Ce n'est pas toi qui me l'a...envoyé ?

- Bien sûr que non ! Pourquoi j'aurais fait ça ?

- Tu as bien dû. Ce n'est pas moi, la télépathe.

C'est ridicule. Je m'infiltre dans la tête des autres, je ne les invite pas dans la mienne. J'ouvre la bouche pour protester, mais me ravise. Car au fond...et si Ross avait raison ? J'ai glissé dans ses songes sans même m'en rendre compte. N'ai-je pas pu amener quelque chose avec moi ?

- Si je l'ai fait, finis-je par déclarer, c'était accidentel.

Je m'attends à ce qu'il relance le sujet du Prof, ou m'interroge sur ce que j'ai vu de son cauchemar, mais non.

- Tu saurais le refaire volontairement ? me demande-t-il plutôt.

- Quoi ? Pourquoi ?

- Réponds à la question, Jackson.

Il n'y a pas d'agacement dans sa voix, pas même cette pointe d'arrogance horripilante qui la caractérise d'ordinaire. Non, son ton est grave, solennel. Ses yeux gris me fixent avec une intensité magnétique, et je me surprends à lui obéir :

- J'en sais rien. Je contrôle à peine mon pouvoir. J'ignorais qu'il pouvait fonctionner dans les deux sens.

- Mais tu pourrais essayer ? De créer un lien entre nos esprits ?

Dit comme ça, ça sonne encore plus dingue.

- Pourquoi je voudrais faire ça ?

- On est en pleine mission d'infiltration. La possibilité de communiquer sans que les autres nous entendent, à n'importe quel moment, ça serait un sacré avantage.

Mon cœur déjà affolé accélère encore. C'est une mauvaise idée. Je le sais. Ross en a déjà trop appris sur moi, bien trop. Il est au courant pour Akhilleús, et maintenant pour le Prof. Créer cette connexion mentale entre nous-en admettant que j'en suis capable-signifierait prendre le risque de lui en révéler encore plus.

Pourtant...cette perspective ne m'effraie pas autant qu'elle le devrait. La nuit, tout semble moins réel. La chambre est plongée dans le noir ; seule source de lumière, le réveil posé sur la table de nuit indique 03h12. Ross n'est rien d'autre qu'une silhouette en face de moi, tout juste esquissée par la lueur verte des chiffres. Nos souffles saccadés résonnent étrangement dans le silence, et le moment a quelque chose de presque...surnaturel. Onirique.

Suis-je encore en train de rêver ?

Non. Je sais que ce n'est pas le cas. Et pourtant, les mots glissent seuls hors de ma bouche, et je comprends en les entendant que je suis sur le point d'accepter la proposition de mon coéquipier-aussi absurde soit-elle.

- Tu as conscience que nous ne serons peut-être pas capables de filtrer ce que l'autre perçoit ? Que je pourrais peut-être lire chacune de tes pensées ?

- Comme je pourrais lire les tiennes.

Oui, et c'est tout le problème. Je vais le laisser entrer dans mon esprit. Partager mes émotions avec lui. Je ne devrais même pas l'envisager.

Tu ne peux pas lui faire confiance, me souffle une voix dans mon esprit.

Mais il est déjà trop tard. Je n'arrive plus à me méfier de lui. Quand cela a-t-il commencé ? Il y a quelques instants, quand j'étais dans sa tête, que sa douleur était la mienne et que ses cris sortaient de ma gorge ? Ou plus tôt ?

Je tends les mains. Prends les siennes.

Il me repousse lentement. Pourquoi est-ce que ça me blesse ?

- Sans me toucher, explique-t-il. Il faut que ça marche à distance.

Je devrais lui dire que ce n'est pas possible, que mon pouvoir ne fonctionne pas comme ça, mais au fond...qu'est-ce que j'en sais ? Alors je me tais. Je ferme les yeux. A défaut d'un contact physique, je me concentre sur sa respiration, sur la chaleur qui émane de son corps, sur le poids de sa présence, si proche. Et soudain...

Je me vois à travers ses yeux. Une frêle jeune femme, un visage pâle, des paupières closes, des mèches rousses plaquées par la sueur.

Je me sens sombrer plus profondément en lui. Où commence son esprit, où s'arrête le mien ? Les frontières se brouillent, et je lutte pour me rappeler qui je suis tandis que ses pensées envahissent ma tête, sa tête, notre tête.

Ou plutôt, une pensée. Une seule et unique question, qui tourne en boucle :

A-t-elle vu mon cauchemar ?

Mon cœur se serre d'une inquiétude qui ne m'appartient pas. L'aveu passe de mon esprit au sien sans que je le veuille.

Oui.

Je le sens se raidir.

Cass ?

C'est moi.

Les sentiments qui tourbillonnent dans sa poitrine me heurtent avec la force d'une massue-honte, peur, colère. Il déteste ça-l'idée que je l'ai vu vulnérable, que j'ai été témoin de sa souffrance.

Pas témoin.

Quoi ?

Je n'ai pas été témoin de ta souffrance, Ross. Je l'ai ressenti, comme si c'était la mienne. Chaque morsure de la scie, chaque explosion de douleur.

Une pause. Longue. La nausée m'envahit. Mes émotions, les siennes, ses pensées, les miennes...tout se mélange et me rend dingue, nous rend dingue. Je me force à m'éloigner, à retourner dans mon corps sans complétement quitter le sien, sa conscience n'étant plus qu'une ombre à la lisière de la mienne.

Je suis désolé, me dit-il.

Et le pire, c'est que c'est vrai. Il est désolé. Je perçois son remord, étouffé par la distance, mais tout de même bien présent.

Moi aussi, je suis désolée.

De quoi ?

Que tu penses que tu es responsable.

Je ne pense pas que je suis responsable.

Je suis dans ta tête, idiot. Ne me mens pas.

D'accord. Qui est le Prof ?

Une vague de panique m'envahit puis reflue. Il fut un temps où une telle question m'aurait fait perdre tous mes moyens. Mais j'en ai marre de mentir, marre de tout garder pour moi. Bon sang, je suis si fatiguée...

Ross en sait déjà tant sur moi ; une information de plus, qu'est-ce que ça change ?

J'essaie de lui expliquer, mais je ne trouve pas les mots. Puis je réalise que je n'en ai pas besoin. Je laisse images et sensations glisser de mon esprit au sien, je laisse défiler des années de souvenirs en accéléré. Je lui montre l'homme qui m'a torturée, sauvée, élevée, trahie. Le seul père que j'ai jamais eu.

Je ne comprend que je pleure qu'en sentant les doigts de Ross se poser sur mon visage. Doucement, tout doucement, il essuie mes joues mouillées de larmes.

J'ouvre les yeux, le fixe.

Le contact renforce notre lien, la force de nos émotions-sa peine, ma peine, notre peine-menace de me submerger de nouveau.

Il ne te méritait pas, Cass.

Il...

...était tout ce que tu avais. Je sais.

J'ai besoin de lui.

Je regrette cette pensée aussitôt formulée, parce que je hais cette part de moi-même-cette petite fille qui refuse de grandir, refuse d'accepter que l'homme qui a pris soin d'elle n'a jamais vraiment existé, qui s'accroche à des mensonges.

Mais Ross ne me juge pas.

Non, se contente-t-il de répondre. C'est lui qui a besoin de toi.

Cass (sf/romance)Where stories live. Discover now