Chapitre 48

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Je n'arrive pas à réaliser que c'est la fin.

Nous sommes sept à l'arrière du fourgon : Ross, moi, et cinq autres agents de l'Organisation. Tous vêtus de noir, tous armés. Depuis près de dix minutes, nous attendons ici, à quelques rues du gratte-ciel de MétaLab.

Cela fait une semaine que nous avons libéré Junon. Un peu moins qu'elle a commencé à planifier cette opération, avec l'accord de ses supérieurs. Bien que Ross et moi soyons toujours théoriquement suspendus, elle n'a pas protesté quand nous avons demandé à participer. Sans doute savait-elle que nous trouverions un moyen de venir, avec ou sans son consentement.

Près de cent agents ont été mobilisés pour cette mission, sans compter les officiers de la PI qui nous ont rejoint. En tout, pas loin de deux cent personnes, sur le point de fondre sur Thétis et ses laboratoires clandestins. Un autre groupe a été dépêché pour aller arrêter les directeurs de MétaLab, actuellement en réunion sur une autre planète. C'est énorme, je le sais, et pourtant il y a une voix au fond de moi qui ne croit pas que ce sera suffisant, qui me souffle que rien ne le sera jamais. Qu'Akhilleús est éternel.

- Équipe n°18, nous interpelle Junon dans notre oreillette. A vous.

Le fourgon se met en route à toute vitesse. Je m'agrippe à la banquette pour ne pas basculer, virage après virage. Brusquement, il s'arrête. L'agent le plus proche de la sortie bondit sur ses pieds et ouvre les portières en grand. Nous jaillissons dans le parking de MétaLab. Je constate avec un demi-sourire que le portail a été réparé, puis nous nous élançons vers l'ascenseur. Les parois métalliques se referment sur nous. L'angoisse n'a pas le temps de me gagner : déjà, les doigts de Ross s'entremêlent aux miens. Je lui jette un regard reconnaissant.

Après un temps qui me semble infini, nous nous retrouvons à l'étage des dortoirs, qui est notre objectif principal. Une alarme hurle au-dessus de nos têtes. D'autres agents, arrivés avant nous, sont aux prises avec des gardiens en uniforme blanc. Le reste de notre équipe se dirige vers les enfants prisonniers ; Ross et moi nous élançons en sens inverse.

Nous sommes là pour Thétis.

Elle n'est pas dans la salle des serveurs, ni dans aucune autre pièce du niveau. Nous reprenons l'ascenseur. Nous fouillons chaque étage sans nous soucier du chaos. Ce n'est pas ce qui est prévu selon le plan de Junon, mais peu importe.

Nous découvrons une série de chambres froides, de salles d'opération et de pièces de stockage, puis nous arrivons dans un couloir administratif. Nous nous apprêtons à retourner vers l'ascenseur quand je remarque une porte que nous avons oublié de pousser. Je fais signe à mon coéquipier, et nous nous approchons en silence.

Je sais que c'est la bonne. Je ne sais pas comment, mais j'en suis certaine.

Ma main se referme sur la poignée tandis que Ross brandit son vieux revolver. Mon cœur bat plus vite que jamais dans ma poitrine.

Nous découvrons un grand laboratoire, rempli d'écrans et de machines étranges. Une odeur désagréable flotte dans l'air, étrangement familière : du désinfectant, mélangé à quelque chose d'autre, quelque chose de chimique. Et au milieu de tout ça...

Thétis.

Elle nous fait face. Ses pieds sont nus. Elle est vêtue d'une espèce de drap blanc, enroulé autour de son corps comme les toges de l'Antiquité terrienne. Ses cheveux paraissent humides ; ils tombent en mèches autour de son visage. Ses yeux brillent comme si elle avait de la fièvre, et elle les garde rivés sur nous.

- Je vous attendais, déclare-t-elle.

Je hausse un sourcil ironique.

- Alors c'est pour nous, cette petite mise en scène ? Dis-moi, tu essaies d'avoir l'air d'une déesse, avec cette espèce de serpillière en guise de vêtement ?

- Je n'en ai pas l'air, Mlle Jackson. Je suis une déesse.

Il y a une note dans sa voix...une note qui me fait frissonner.

Je savais qu'elle était dingue, mais c'est la première fois que je le vois, que je le vois vraiment. Sa forteresse est assiégée ; toutes les preuves de ses crimes sont là ; poussée dans ses derniers retranchements, elle laisse tomber son masque, révélant les ruines qui se cachent en dessous.

- Non, Tiana, lui dis-je, presque gentiment. Tu n'es rien d'autre qu'une humaine, une humaine pathétique qui a perdu la raison.

Elle secoue la tête.

- Je suis née humaine, et je me suis élevée au-delà de la prison de mon corps éphémère. Des cendres de celle que j'étais est née une créature supérieure, immortelle, une créature que vous ne pouvez vaincre. Et elle renaîtra à nouveau.

J'échange un regard avec Ross. Il est temps d'en finir. Il lève son pistolet ; j'enroule ma main avec la sienne autour de la crosse, place mon doigt par-dessus le sien sur la gâchette. Ensemble, nous visons notre tortionnaire.

Elle sourit.

- Vous ne me tuerez pas. Je ne vous en donne pas le droit.

C'est trop tard que je remarque l'objet dans sa main. Trop tard que je reconnais l'odeur qui imprègne la pièce, l'odeur dans laquelle j'ai grandi.

Du carburant.

C'est du carburant qui imbibe les cheveux de Thétis, qui goutte de sa toge improvisée.

Elle enclenche le briquet ; il lâche une unique flamme qui remonte le long de son bras. Tout son corps prend feu en quelques secondes, mais elle reste debout, droite et silencieuse. Elle nous fixe sans ciller tandis que sa peau se couvre de cloques et que ses cheveux se consument. Paralysée par l'horreur, je ne peux que lui rendre son regard alors que la puanteur de la chair brûlée recouvre celle de l'essence.

Toujours sans un son, elle tombe à genoux, puis sur les coudes. Et toujours, nous l'observons, incapables de bouger, incapables de crier.

Enfin, les dernières flammes s'éteignent. Il ne reste plus d'elle qu'une silhouette recroquevillée, calcinée et vaguement humaine. Une fumée noire et nauséabonde obscurcit le laboratoire, et je suis prise d'une quinte de toux. Ross me saisit par le bras et me tire hors de la salle. Même une fois la porte close, l'odeur est là : elle me colle à la peau, elle s'agrippe à mes poumons.

C'est plus fort que moi. Je ris. Je ris parce que c'est le seule moyen de ne pas devenir folle, aussi folle qu'elle l'était.

- On va les réduire en cendres, lancé-je. C'est bien ce qu'on s'était dit ?

- Elle nous a volée notre vengeance. Elle nous a tout pris, jusqu'au bout.

- Oui. Oui, elle nous l'a volée.

Et pourtant...

Je m'en fiche.

Oui, je m'en fiche. Je réalise, stupéfaite, que je ne ressens rien d'autre qu'un intense soulagement.

Thétis est morte. Elle est vraiment morte. Je n'ai plus personne à haïr, à présent. Plus de revanche à accomplir. La fille que j'étais il y a quelques mois se serait sentie vide ; ce n'est pas mon cas.

A quel moment ai-je cessé de vouloir me venger ? Quand j'ai dit adieu au Prof ? Quand Ross m'a avoué qu'il m'aimait ?

Je croise son regard. Je sais qu'il pense la même chose que moi.

Enfin, nous pouvons tourner la page.

- Les enfants, m'exclamé-je soudain.

Eux sont toujours bien vivants. Et ils méritent d'être sauvés comme nous méritions de l'être.

D'un seul mouvement, nous nous élançons vers l'ascenseur. Cette fois, quand les portes se referment, je n'ai besoin de personne.

Je n'ai plus peur.

Cass (sf/romance)Where stories live. Discover now