Chapitre 17

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Devenir quelqu'un d'autre, ce n'est pas si compliqué. Il faut rester simple, ne pas se perdre dans les détails, et ne pas hésiter sur les clichés-au contraire. Plus vous correspondrez aux a priori que les autres ont sur vous, moins ils seront étonnés par vos actions, moins ils vous prêteront attention.

Je définis chaque personnage que j'incarne par trois mots. Trois traits de personnalité qui me servent à calibrer chaque geste et chaque parole.

Modeste, naïve, émotive-c'est ce que j'ai choisi pour Carole, tout cela dans un seul but : faire d'elle quelqu'un dont on ne se méfie pas. Trop peu sure d'elle pour aller à l'encontre des règles ; trop crédule pour remettre en cause ce qu'on lui dit ; trop sensible pour cacher ses émotions. Bien sûr, la véritable Dre Meyers est peut être complétement différente, mais peu importe : personne à Trekyon ne la connaît. Personne ne peut savoir que la fille qui marche en ce moment même dans les couloirs de MétaLab, une valise aéro-glissante lévitant à ses côtés, n'est pas qui elle prétend être.

- Et voici le réfectoire, poursuit notre guide.

Elle s'appelle Julkya ; c'est une jolie cyclope aux joues rondes et aux boucles châtain, qui ne peut pas avoir plus de dix-huit ans. Elle s'est présentée à nous comme assistante en laboratoire. J'ai du mal à l'imaginer torturer des enfants, alors je suppose qu'elle ne connaît de ses employeurs que la façade officielle.

- C'est ici que vous prendrez vos repas. Matin, midi, et soir si vous le souhaitez.

La salle est spacieuse, lumineuse. Un buffet vide occupe le mur de droite, et d'immense baies vitrées celui de gauche. Nous sommes proches du sommet du gratte-ciel, au quarantième étage, et la vue est vertigineuse. Tout le quartier d'affaires est visible ; les navettes slaloment à toute vitesse entre les tours. Le verre est tellement propre qu'on a l'impression de se trouver en plein milieu de l'autoroute aérienne, sans rien pour nous séparer des véhicules ; la paroi doit être insonorisée, cependant, car un silence étouffant règne dans la pièce.

Etouffant. Je ne trouve pas de mot qui convienne mieux au QG de MétaLab. Ces couloirs et ces meubles effilés ont sans doute été conçus par de grands designers, mais j'ai du mal à supporter leur propreté clinique, leur blanc éblouissant, leur calme surnaturel-à des kilomètres de la réalité bruyante, sale et pleine de vie du reste de la ville. On se croirait dans une simulation 3D-ou dans une salle d'opération...

Comme de nombreuses entreprises trekyennes, MétaLab dispose de plusieurs étages résidentiels. Les logements sont affreusement chers dans le centre de la capitale, et le trafic infernal ; habiter sur son lieu de travail est la solution idéale pour la plupart des employés. Evidemment, les Meyers ne font pas exception. Je sais que cela facilitera notre enquête, et pourtant...l'idée de vivre ici me rend malade.

Bien sûr, je ne dois rien laisser paraître. Je suis Carole, pas Cass ; et à côté de moi se trouve non pas Ross, mon coéquipier insupportable, mais Yann. Mon mari bien aimé...

Malgré tous mes efforts pour le faire entrer dans son personnage, il arbore son habituel air impassible, et depuis le début de la visite, il ne dit presque rien. Julkya nous jette un coup d'œil inquiet. Elle doit prendre notre manque de réaction pour de l'insatisfaction.

- J'espère que ça vous plaît...

Je lui offre mon plus beau sourire.

- C'est in-cro-yable ! m'exclamé-je en détachant les syllabes. Oh, excusez-nous de ne pas trop parler, Julkya. C'est que tout cela est très nouveau pour nous. Tout est si moderne, si beau...je vous avoue que je suis très impressionnée. Nous sommes tous les deux impressionnés, n'est-ce pas, Yann ?

Le regard que me jette Ross pourrait faire s'enflammer un tas de paille. Sérieusement, il n'a aucun talent d'acteur. Je ne sais pas comment on va s'en sortir.

Mais alors que je commence à me demander si notre imposture va tenir plus de trente minutes, il m'attire contre lui, un bras autour de ma taille. Je me raidis des pieds à la tête, prise de court.

- Tu as raison, mon ange. Comme toujours.

Oh, sérieusement. Mon ange ?! Je vais le tuer.

Julkya laisse échapper un gloussement.

- Vous êtes vraiment mignons, tous les deux. Si fusionnels...

- C'est la clé d'un bon mariage, approuvé-je tout en pestant mentalement.

Il va falloir qu'on ait une petite conversation, mon coéquipier et moi. Je sais que je lui ai dit de rentrer dans son rôle, mais s'il continue comme ça je vais finir par l'étrangler. Mariés, oui ; fusionnels, certainement pas.

La porte s'ouvre derrière nous, m'arrachant à mes projets de meurtre. Je me retourne.

Elle porte un tailleur d'un blanc éclatant, et on pourrait poignarder quelqu'un avec ses talons aiguilles. Grande, mince, elle a la silhouette parfaite d'une mannequin et avance comme si le monde lui appartenait. C'est le genre de personnes qui fait tourner toutes les têtes quand elle entre dans une pièce, et pas uniquement parce qu'elle est belle : elle dégage quelque chose, une aura de puissance, une sorte de magnétisme qui aimante votre regard comme la gravité vous colle les pieds au sol.

- Tout va bien se passer, 55.

Douze ans. Douze ans qu'elle me hante. Douze ans et elle n'a pas changé : une cascade de boucles de jais, des lèvres peintes en rouge vif , un teint de porcelaine...pas une ride, pas un cheveu gris. Elle parait à peine plus âgée que moi. Et je sais que c'est impossible, mais je n'ai aucun doute : c'est la femme de mes cauchemars. Celle qui m'a enfoncé une seringue dans le bras, encore et encore, qui m'a torturé jusqu'à ce que les pensées des autres fassent irruption dans ma tête.

- Cass, me chuchote Ross.

Sa voix me ramène au présent. Je réalise tout à coup que je suis complétement affalée sur lui, et que le bras qu'il a passé autour de ma taille est la seule chose qui me maintient debout. Je tourne la tête, croise son regard, et cela me suffit pour comprendre : cette femme, il la connaît aussi.

Elle l'a torturée aussi.

- On va les arrêter, Jackson, m'a-t-il dit. Je te le promets. On va les réduire en cendres.

Ce serment, je le lis de nouveau dans ses yeux, je n'ai pas besoin d'entrer dans son esprit pour savoir qu'il le réitère, en cet instant même, par la pensée. Ma méfiance à son égard s'envole. Peu importe ce qu'il me cache encore, je sais qu'au sujet d'Akhilleús, il ne m'a pas menti. Je sais qu'il veut les anéantir autant que moi-qu'il hait cette femme autant que moi.

Et ça me donne la force de me redresser et de me tourner vers elle avec un grand sourire.

Cass (sf/romance)Where stories live. Discover now