Chapitre 43

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Trois personnes se trouvent dans le laboratoire, mais le regard de Ross file aussitôt sur Junon. La vieille femme est allongée au sol, inerte et menottée. Elle paraît encore plus mal en point que son hologramme du cubidéo. Ses boucles grasses forment une flaque sur le carrelage, son uniforme est tâché et déchiré. Sa peau noire a pris une teinte grisâtre, cadavérique.

Le jeune homme serre les points. Une part de lui voudrait courir sans attendre aux côtés de sa mentor, et tant pis pour les conséquences. Il étouffe cette impulsion ; ses yeux se détachent de Junon, et vont se poser sur l'homme qui se dresse au-dessus d'elle, armé et impassible dans son uniforme blanc. Rémond. Envahi par une vague de malaise, Ross se détourne sans attendre.

Enfin, son regard s'arrête sur Thétis. Bouche légèrement entrouverte, yeux écarquillés, le visage de la scientifique caricature le choc.

Ross l'examine en silence. Mise à part son expression bouleversée, elle est impeccable-comme toujours. Pas de tailleur blanc, cette fois, mais une combinaison d'un rouge éclatant, assortie à ses lèvres, qui fait ressortir sa chevelure charbon. Un fin cercle métallique lui ceint le front comme une couronne. Elle paraît tout aussi jeune que dans les souvenirs du Prof. Comment est-ce possible ? Il l'ignore. Il s'en fiche. Une seule pensée tourne en boucle dans son esprit : c'est ma mère. Ma mère. Les mots lui semblent vides de sens. Il sait que c'est la vérité, et pourtant...son cerveau n'arrive pas à l'accepter.

- Rémond, finit par ordonner la docteure d'une voix sèche. Sors.

Si celui-ci est surpris, il n'en montre rien. Sans un mot, il s'exécute. Ross croise son regard alors qu'il passe à côté de lui : deux yeux gris d'une familiarité troublante, qu'il est pourtant incapable de déchiffrer.

Concentre-toi sur Thétis, lui rappelé-je.

Je ne risque pas de l'oublier.

Il se tourne de nouveau vers elle. Elle fait un pas en avant, l'air médusé. Aussitôt, le souffle de son fils se bloque dans sa gorge. Il est paralysé, il ne sait ni quoi dire, ni quoi faire.

Car celui que Thétis voit n'est pas Ross : c'est Artur Moszkowski. Il a suffi d'une perruque et d'un changement de style pour opérer la transformation. Le même visage, les mêmes pupilles, un fouillis de boucles blondes, et des vêtements tirés tous droits des souvenirs du Prof : une chemise blanche au col déboutonné, un jean délavé et des chaussures vernies.

Quelque part dans ce bâtiment, des dizaines et des dizaines d'hommes armés attendent sans doute le commandement de Thétis pour intervenir. Rémond lui seul suffirait à nous causer des problèmes. Mais cela n'a aucune importance si l'on arrive à ramener notre ennemie de notre côté, à l'embrouiller suffisamment pour qu'elle joue notre jeu.

Ça ne marchera pas, panique le jeune homme. Il est mort, c'est pas crédible, ça a aucun sens.

Il est un peu tard pour ça.

C'est tout ce que tu trouves à dire ?

Ross, écoute-moi. On n'a pas besoin qu'elle y croie, il suffit qu'elle soit sous le choc, et elle l'est. Il faut que tu en profites pour t'approcher d'elle et la prendre en otage. Fais durer l'illusion juste un peu plus longtemps, empêche-la de reprendre ses esprits, et neutralise-la.

Je ne peux pas, Cass. Désolée, mais je ne peux pas. Je la hais, je la hais presque autant que je la crains, et je sais peut-être comment le lui cacher, mais je n'arriverai pas à faire semblant de l'aimer. Même pendant quelques secondes.

Il ne veut pas me dire tout ça, il aimerait pouvoir me dissimuler ses faiblesses, même s'il sait que je suis dans sa tête et que c'est impossible.

Je suis là, lui rappelé-je. Je vais t'aider. Fais ce que je te dis et tout ira bien.

Si ça foire, c'est ta faute.

Espèce de lâche. Bon, avance. Regarde-la dans les yeux, et pense à autre chose.

Quoi ?

J'en sais rien. Un truc que tu apprécies. Un objet, une pièce, une personne...

Il fait un pas en avant, et laisse les images envahir sa tête. Loin, très loin du labo, dans mon corps que je ne sens plus qu'à peine, mon cœur s'affole.

La fille dans son esprit me ressemble sans vraiment être moi. Elle a mes cheveux blonds, ma silhouette frêle et mon sale caractère ; mais elle paraît plus...plus, tout simplement. Plus forte, plus jolie, plus vivante. Comme la version couleur d'un hologramme en noir et blanc.

Est-ce vraiment comme ça qu'il me voit ?

Quelque chose en lui s'adoucit. Ses émotions s'apaisent dans sa poitrine, haine, peine et peur remplacée par un sentiment sur lequel je préfère ne pas m'attarder.

Parfait, lui glissé-je. Maintenant, parle-lui. Quelque chose de sympa.

- Tiana, murmure-t-il. Ça fait si longtemps...

- Artur, répond-elle, et sa voix se brise.

Elle s'approche encore, comme ensorcelée. Ses yeux brillent de larmes. Ross n'aurait jamais imaginé la voir ainsi. Elle paraît tellement...humaine. Fragile.

- C'est impossible, souffle-t-elle. C'est complètement impossible.

Le jeune homme esquisse un sourire. Il s'efforce d'oublier sa mère en face de lui, c'est moi qu'il voit à sa place.

- Est-ce important, lui dit-il, du moment que je suis là ?

Elle ne répond pas, se contentant d'avancer un peu plus. Enfin, elle se retrouve assez près pour lever une main et faire glisser ses doigts sur la joue de Ross. Ce dernier retient un haut le cœur.

Maintenant, lui intimé-je.

Sans hésiter, il tire une aiguille de sa poche ; mais avant qu'il n'ait eu le temps de lui injecter l'anesthésiant, Thétis a refermé sa main sur la seringue. Elle la serre avec une force surprenante ; le verre explose dans sa main. Sang et drogue dégoulinent le long de son poignet et de celui de Ross.

- Vous avez dû bien vous amuser, susurre la scientifique, à imaginer ce plan tous les deux.

Elle relâche les débris de l'aiguille et, tranquillement, essuie sa main sur la chemise de son fils. Instinctivement, il recule. Les lèvres de Thétis s'étirent en un sourire cruel.

- Vous pensiez vraiment que ce serait aussi simple ? Vous pensiez que, vingt ans après le décès d'Artur, je n'étais encore qu'une veuve éplorée, prête à se laisser abuser par une vulgaire perruque ?

Son ton se fait soudain méprisant. Ses yeux s'enflamment.

- Tiana Grazziano n'était qu'une gamine et une idiote. Elle est morte avec son bon à rien de mari. Je suis Thétis. Je suis une scientifique, une visionnaire, une déesse. Toi et ta copine Cass Jackson, vous n'êtes rien de plus que ce que j'ai fait de vous : deux gosses ingrats avec un pouvoir qu'ils sont trop stupides pour comprendre.

Dans le dos de Ross, la porte du laboratoire s'ouvre à la volée. Rémond entre ; une dizaines d'hommes armés le suivent, tous vêtus de l'uniforme de MétaLab, tous prêts à tirer.

Mon coéquipier ouvre la bouche pour dire quelque chose, mais s'interrompt en sentant une piqûre dans son cou. Des tâches noires envahissent sa vision ; le monde tangue autour de lui et soudain, il se retrouve à terre. Pas encore, peste-t-il. Puis il sombre dans l'inconscience, et je suis éjectée de son esprit.

Sans perdre une seconde, je bondis sur mes pieds. Mon cœur tambourine comme un fou dans ma poitrine.

- Cass ? s'écrie Vywyan. Cass, où tu vas ?!

- Quoi qu'il arrive, n'entrez pas ! lui réponds-je.

Et sans mot de plus, je me précipite à l'intérieur.

Cass (sf/romance)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant