Chapitre 40

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Enfin, je retrouve mon corps. J'ai l'impression d'avoir passé trop longtemps en apnée. Je parcours mon environnement du regard : chaque meuble crasseux, chaque rai de lumière grisâtre. Je savoure le goût poussiéreux de l'air, le bruit saccadé de ma respiration et celui, plus lointain, des vaisseaux qui décollent.

C'est réel. Tout cela est réel et je suis de retour.

- Cassie...

Le Prof me fixe avec des yeux brillants de larmes. Mon souffle se bloque dans ma gorge. Je ne sais pas quoi lui dire. Je ne sais pas quoi faire de ce qu'il m'a montré.

Je voulais des réponses, mais maintenant que j'en ai, je me sens encore plus perdue qu'avant.

- Est-ce que tu comprends ? me supplie-t-il. Est-ce que tu comprends pourquoi j'ai fait tout ça ?

Comprendre ? Un rire hystérique m'échappe. J'ai du mal à me comprendre moi-même, et il voudrait que je le comprenne, lui ? Que j'accepte les raisons creuses avec lesquelles il justifie ses crimes ?

De nouveau, je suis dans sa tête ; je remonte la manche de l'enfant pour que Thétis puisse l'empoisonner ; je coure après Junon, un scalpel à la main ; son sang coule et je ne pense qu'à mes satanées expériences.

Puis mes propres souvenirs prennent le relais. Ceux d'une fillette terrifiée qui donnerait tout pour un peu d'aide. Je le revois qui se penche sur moi, qui me colle des électrodes sur les tempes.

L'homme qui m'a élevée est un monstre.

Je réalise soudain que j'ai sorti mon pistolet de ma poche, et que je le tiens pointé sur sa tête. Il tombe à genoux devant moi.

- Tue-moi, dit-il. Tue-moi si tu veux, mais dis-moi que tu comprends. Dis-moi que tu me pardonnes. Regarde-toi, Cassie ! Regarde la merveille que tu es devenue, ce que tu peux faire ! Le Styx...c'est grâce au Styx que tu es comme ça, aussi forte. Grâce à moi et Thétis.

La nausée m'envahit. Mon doigt se crispe sur la gâchette.

- La seule chose que je te dois, craché-je, c'est un pouvoir contre-nature, et une soif de vengeance que je n'arrive pas à contrôler. Tu n'as pas fait de moi une merveille, mais une meurtrière, une fille remplie par la haine. Tu m'as détruite.

- Non...Cassie, non...

- Et tu le sais, continué-je. Tu sais que tout ce que vous avez fait était une erreur, une abomination. Tu t'obstines à vouloir être compris, parce qu'au fond de toi tu sais déjà qu'il n'y a rien à comprendre. Tu me demandes de te pardonner parce que tu sais que tu n'en es pas digne.

Je m'accroupis face à lui. Colle le canon de mon pistolet contre son front. Il ferme les yeux. Dans ma main, l'arme tremble.

Soudain, il n'a plus l'air d'un fou ou d'un monstre. Seulement d'un vieil homme, fatigué et faible.

Il m'a soignée quand j'étais malade. Il m'a nourrie et m'a lu des histoires. Il a été le premier à me faire rire et le premier à essuyer mes larmes.

Et peu importe ce que je lui ai dit, peu importe ma colère, je ne pourrais jamais complètement le haïr.

J'ai tué le zoonite dans la ruelle. J'ai tué le gardien à MétaLab. Le Prof m'a fait souffrir bien plus qu'eux, et bien plus qu'eux il mérite de mourir. Sauf que je suis incapable de presser la gâchette.

Peu importe. Il paiera quand même.

- Laisse-moi te le dire clairement, asséné-je. Je ne te comprends pas. Je ne te pardonne pas.

Je range mon arme. Me relève.

- Et tu vas devoir vivre avec ça, achevé-je. Le peu de temps qu'il te reste, je veux que tu le passes à penser à ce que tu as fait. Et je veux que tu te répètes, encore et encore, que tu es un taré, un homme dangereux et mauvais, et que ce sursis que je t'offre, tu ne le mérites pas.

Je lui tourne le dos. Les larmes coulent sur mes joues, me dégoulinent dans la bouche.

- Cassie...Cassie, ma fille...me supplie-t-il.

Ma fille. C'est la première fois qu'il m'appelle ainsi.

Je sors de l'appartement sans un regard en arrière.

Dehors, la bruine s'est transformée en averse. De grosses gouttes s'écrasent sur mon visage et ruissellent dans mon cou, mais je les sens à peine. Les images fusent dans ma tête, incohérentes, mes pensées tourbillonnent.

Junon...Ross devait avoir raison. Elle nous a envoyés sur Zanko 10, lui et moi, parce qu'elle savait ce que trame MétaLab. Surtout, elle savait qu'aucun de nous deux ne voudrait renoncer après avoir découvert l'implication d'Akhilleús. Depuis le début, elle connaît mon passé-elle m'a probablement recrutée pour lui.

Mais le plus important, c'est que mon coéquipier s'est trompé à son sujet. La directrice adjointe de l'Organisation n'est pas notre ennemie. A vrai dire, elle semble être l'une des seules personnes saines d'esprit dans cette histoire.

Quant à Thétis...peut-être qu'en savoir plus sur elle devrait susciter ma pitié, mais ce n'est pas le cas. Elle a peut-être déraillé suite à la mort de son mari, mais ça ne change rien aux horreurs qu'elle a commises. 

Je la hais toujours autant.

En cet instant, pourtant, je ne me sens pas d'humeur vengeresse.

Cass (sf/romance)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant