Chapitre 37

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- 74214961 ; 12794712 ; 31937901. Minuit, treizième jour, septième mois, année marsienne. Viens seul, Ross, ou je mourrai. 74214961 ; 12794712 ; 31937901. Minuit, treizième jour, septième mois, année marsienne. Viens seul, Ross, ou...

J'appuie brutalement sur le petit cube. Le son s'arrête ; l'image se fige. Junon est là, devant nous. Bien que de mauvaise qualité, l'hologramme suffit à voir qu'elle est mal en point. Son uniforme est déchiré et tâché de sang, des boucles grasses s'échappent de son chignon. Elle a maigri ; sa peau a pris une teinte maladive, ses lèvres sont gercées et fendues. Des cernes profonds creusent ses yeux, et la lueur qui y brille ne peut être que de la peur.

Dans la salle de commande, le silence s'installe et s'étire, inconfortable.

- J'ai noté les coordonnées, finit par annoncer Tyler.

Je me tourne vers mon coéquipier.

- Tu ne peux pas y aller.

Il hausse un sourcil cynique.

- C'est gentil de t'inquiéter pour moi, mais je ne crois pas avoir le choix, Jackson.

- C'est un piège, protesté-je.

- Peut-être. Mais c'est notre seule piste.

Le monde se met à tourner autour de moi. Mots et images surgissent dans ma tête : tous proviennent des dossiers d'Akhilleús, du fichier de Ross.

Je ne peux pas le laisser affronter Thétis seul. Je ne peux pas permettre qu'elle lui inflige encore plus d'horreurs.

On n'a pas le choix.

Sa voix est douce dans mon esprit, il veut me rassurer. Lui n'a pas peur. Non, à travers notre lien, je ne perçois que de la colère. Cet imbécile brûle d'envie de confronter sa mère.

Si les rôles étaient inversés, rétorqué-je, je sais que tu essaierais de me retenir.

Et tu sais aussi que j'échouerais.

C'est toute la différence entre toi et moi, Ross.

Admets-le. Il n'y a pas d'autre solution.

- Si, affirmé-je à voix haute. Il y en a une.

Je me tourne vers Tyler.

- J'ai besoin que tu contactes quelqu'un, lui demandé-je. Le Professeur Henry Jackson.

***

L'Objet Spatial n°768 est connu pour être la planète d'origine de Jane Aebby. Je le sais parce qu'elle et sa femme Madlyn ont toujours été mes idoles. Célèbres pour leurs cambriolages et escroqueries sensationnels, elles occupent depuis une éternité la première place sur la liste intergalactique des personnes recherchées. Sans doute la garderont-elles jusqu'à ce je la leur vole.

Mis à part ça, il n'y a pas grand-chose à dire sur l'OS768. C'est une planète banale et morne, que personne n'a pris la peine de nommer. Une utopie censée devenir « la nouvelle Terre », comme tant d'autres à travers l'Univers, jusqu'à ce que les humains l'abandonnent à son tour.

C'est aussi là que, pendant sept ans, j'ai vécu aux côtés du Prof.

Je longe lentement le spatioport. Le ciel est gris, le vent me fouette le visage. Une pluie fine et vicieuse s'infiltre sous mon blouson. Mais tout ça, je ne m'en rends pas compte. Je ne sens ni le froid ni l'humidité, pas plus que je n'entends les vaisseaux qui décollent et atterrissent à seulement quelques mètres. Il n'y a que le battement du sang à mes tempes, affolé, assourdissant. Je n'ai pas d'oreillette ; la voix de Ross s'est tue dans ma tête. Je lui ai dit que je voulais faire ça seule, alors je suis seule.

Autour de moi se dressent garages et magasins de pièce détachées. Il n'y a rien d'autre dans ce quartier : ce sont les seuls commerces qui peuvent tirer avantage de la proximité du spatioport. Tous ont plus ou moins les mêmes slogans, imprimés sur les mêmes enseignes défraîchies. Cinq ans ont passé, mais le paysage est douloureusement familier. Je me sens minuscule, faible. La carapace que j'ai construite m'abandonne un peu plus à chaque pas, et je redeviens l'adolescente terrifiée qui a fui cette planète pour une vie de criminelle.

J'atteins enfin le lieu du rendez-vous : le garage du Prof, au-dessus duquel j'ai grandi. Il a fermé. L'enseigne a été arrachée, des planches scellent les ouvertures. Je ne sais pas pourquoi je suis surprise, pourquoi j'ai soudain envie de pleurer.

Ressaisis-toi, Cass, m'ordonné-je.

Le rideau de métal qui protège l'entrée a été partiellement relevé. Je me plie en deux pour me glisser à l'intérieur.

- Il y a quelqu'un ? crié-je.

Ma voix, tremblante et juvénile, résonne dans le noir. Je déteste ça.

Ne recevant pas de réponse, je me dirige vers la porte du fond, celle qui mène à l'étage. Les marches du vieil escalier craquent sous mes bottes. Le sang tambourine toujours à mes tempes. Je me demande soudain si le Prof pourrait m'avoir tendu un piège. J'ai la nausée.

Tu es Cass Jackson, me rappelé-je. Une criminelle recherchée dans plusieurs galaxies. Une menteuse, une arnaqueuse, une télépathe. Tu as un pistolet sous ton blouson et un couteau dans ton jean. C'est lui qui devrait avoir peur.

Arrivée en haut de l'escalier, je trouve la porte de l'appartement entrouverte. Je la pousse et découvre une maison fantôme, des meubles moisis et recouverts de poussière. Une lumière grisâtre se glisse entre les planches qui barrent les fenêtres : c'est le seul éclairage.

Le Prof m'attend au milieu du salon. Ses lunettes sont maintenues par un bout de scotch. Il ne lui reste plus qu'une touffe de cheveux blancs, gras et emmêlés, sur l'arrière du crâne. Son visage est creusé de rides et de cernes profonds, ses vêtements sont sales et froissés. Une lueur fiévreuse voile son regard. Plus que jamais, il semble vieux et malade. Comme l'appartement.

- Cass.

Sa voix se brise. Il s'avance, je recule.

- Ne t'approche pas.

- Cassie...

La colère flambe en moi.

- Je suis là pour des infos, lui fis-je, sèchement. Rien d'autre.

- Ce que tu veux, Cassie. Je te dirai ce que tu veux. Tu m'as tellement manquée...

- Ne mens pas.

Il paraît blessé, sincèrement. J'ai envie de le croire. J'ai tellement envie de le croire que ça me fait mal, mais je ne peux pas.

- Parle-moi de Thétis Grazziano.

Il hésite, puis me jette un regard plein d'espoir.

- Ce serait plus simple que je te montre.

Il me tend la main. Instinctivement, je recule un peu plus.

- S'il te plaît...

Dans sa voix, derrière la supplication, je perçois autre chose. Une curiosité malsaine.

Ce n'est qu'un prétexte. Il veut voir mon pouvoir en action. Il a créé une bête de foire, et il attend le spectacle.

J'ai envie de pleurer, de vomir, de le tuer. Mais j'ai besoin de savoir.

Je ferme les yeux et me glisse dans son esprit. Je laisse ses souvenirs m'entraîner en lui, de plus en plus profondément, jusqu'à oublier qui je suis.

Cass (sf/romance)Where stories live. Discover now