Chapitre 26

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 Garder mon calme. Je dois garder mon calme.

Je coupe ma communication mentale avec Ross et me tourne vers son sosie. La ressemblance est troublante. Vraiment troublante. Les mêmes boucles de jais, les mêmes yeux gris, les mêmes traits droits. Mais Rémond a le regard vide, ses lèvres dessinent une ligne cruelle. Il a l'air...inhumain. Est-ce vraiment le frère de mon coéquipier ? Son clone ? Une sorte de double mécanique ? Ross sait-il qu'il existe, m'a-t-il délibérément caché cette information ? Et surtout...

- Je peux savoir pourquoi tu m'as embrassée ?

D'accord, de toutes les questions que je pourrais lui poser, ce n'est peut-être pas la plus importante. Il esquisse une moue moqueuse.

- J'ai besoin d'une raison ?

- Pervers.

Il lève les yeux au ciel.

- Si vous tenez vraiment à le savoir, c'était une diversion. Il ne fallait pas que vous vous aperceviez que je n'étais pas Roma, alors je devais mettre fin à la conversation le plus vite possible.

Roma. Ross ? Mon coéquipier et cette espèce de psychopathe seraient donc bien, selon la logique tordue d'Akhilleús, les deux frères du mythe ?

- Et tu fais ce genre de choses dès que tu dois mettre fin à une conversation ?

- Non. Le plus souvent, je tue mon interlocuteur.

- Sympa. Tu faisais quoi dans notre chambre ?

- Je fouillais, évidemment.

- Tu travailles pour Thétis.

- Bravo. Vous avez deviné ça toute seule ?

Avant que je n'ai le temps de répliquer, la douleur explose dans mon épaule. Je lâche un hoquet de surprise et écarte mon col. L'incompréhension m'envahit à la vue de ma peau intacte. Je jette un coup d'œil suspicieux à Rémond, mais à en juger par ses sourcils froncés, il ne comprend pas plus que moi ce qui m'arrive. La douleur est toujours là, pourtant. Et si je ne suis pas blessée...alors c'est qu'elle ne m'appartient pas.

Ross. Sa souffrance a traversé notre lien mental.

- Mlle Jackson ? s'enquiert Rémond. Un problème ?

Génial. Il sait qui je suis.

- Oui, je lui réponds. Toi.

Il est trop loin pour ma barre de fer, et il a un pistolet braqué sur moi. Je n'ai qu'un seul moyen de l'atteindre.

Pendant des années, j'ai gardé ma télépathie au fond de moi, cachée, passive. Par peur de ce qu'on me ferait si on la découvrait, mais aussi parce que c'était la dernière chose qui me liait à mon passé. S'en servir, d'une certaine manière, ç'aurait été remercier mes tortionnaires. Récemment, pourtant, j'ai commencé à l'utiliser. D'abord sur le zoonite, puis pour communiquer avec Ross. Et maintenant, elle blesse, et tue, et je ne la contrôle pas.

Ce n'est pas un don : c'est un monstre. Tout ce temps, je l'ai maintenu endormi, mais à présent je l'ai réveillé, et j'ai bien peur de n'avoir vu qu'une fraction de ce dont il est capable. De ce dont il me rend capable.

Peut-être n'est-ce pas une si mauvaise chose.

Je pense à la terreur que j'éprouve chaque nuit quand je me réveille, haletante et en sueur. Au mal-être qui s'empare de moi face à tant de choses anodines : l'odeur du désinfectant, la vision d'une aiguille, une pièce sans fenêtre. Thétis et son équipe de tortionnaires ont détruit ma vie, m'ont détruite, moi, avant même que j'ai eu la chance de grandir. Et je les hais. Je les hais plus que je n'ai jamais osé l'avouer, même en pensée.

Ce pouvoir, c'est eux qui me l'ont imposé. Ne serait-ce pas magnifiquement ironique si je l'utilisais pour les détruire ?

Je laisse mon instinct me guider hors de ma tête et dans celle de Rémond. Je ne perds pas mon temps à examiner ses pensées ou ses émotions. Je ne m'empare pas de l'un de ses sentiments pour l'exacerber comme je l'ai fait avec le gardien étrangleur. Je me contente de déverser ma rage dans son esprit, je déchaîne dans sa tête ce désir de vengeance que je garde en moi depuis si longtemps. Puis j'enjambe son corps inerte et je pars sauver Ross.

Je trouve Thétis agenouillée à côté de lui dans la salle des serveurs. Il est étendu par terre, inconscient ou sonné. La docteure se tourne vers moi, un sourire aux lèvres.

- Mlle Jackson, me salue-elle.

Je lui balance ma barre de fer sur la tempe et elle se tait enfin.

- Ross ! Réveille-toi !

Il laisse échapper un grognement étouffé. Je m'accroupis à ses côtés. Un filet de sueur recouvre son front. Il lutte pour ouvrir les paupières. Le voir dans cet état me fend le cœur. Qu'est-ce que Thétis lui a fait ?

Je remarque alors l'aiguille qui dépasse de son épaule et l'arrache aussitôt. Comment la docteure a-t-elle réussi à l'atteindre ? Peu importe, il faut que je l'aide. Je fouille les poches de notre ennemie. Sa respiration est hachée, mais forte. Je l'ai seulement assommée-pour l'instant. Dans sa poche, je déniche une seringue remplie d'un liquide transparent. Une vague de malaise m'envahit, mais je la repousse. Je ne laisserais pas une phobie stupide m'empêcher de sauver Ross-mon coéquipier, mon ami.

Je remonte sa manche et lui plante l'aiguille dans le bras.

J'espère sérieusement que ce truc est un remède.

Il reste inerte et la panique me gagne. Est-ce que je viens de le tuer ? Je réalise, seulement à cet instant, à quel point je tiens à lui.

Je crois que ça me rendrait dingue de le perdre.

- Allez, Ross ! T'es censé être indestructible ! Tu sais, cette histoire de robot ?

Et soudain, alors que je suis sur le point de craquer, il se redresse et prend une grande inspiration. Son regard tombe sur la seringue enfoncée dans sa chair. Il l'arrache et se tourne vers moi, sourcils froncés. Je suis tellement soulagée que je dois me retenir de me jeter dans ses bras.

- Jackson. Comment tu savais que ça me soignerait ?

- Une intuition.

- Donc tu as trouvé un liquide non identifié dans la poche de notre pire ennemie, et tu me l'as injecté ?

- Personne ne se balade avec du poison sans avoir l'antidote. C'était logique.

- Je ne crois pas que c'était un poison. Juste un sédatif. Et tu aurais pu me tuer en me donnant une deuxième dose.

- Ton fantôme aurait eu le plaisir de me hanter pour le reste de ma vie. Maintenant, arrête de râler. On a des gamins à sauver.

Je bondis sur mes pieds, mais Ross me retient.

- On ne peut pas, Jackson. Pas maintenant.

- Tu plaisantes ?

- D'un instant à l'autre, tous les gardes du bâtiment seront ici pour nous arrêter. L'ascenseur ne peut transporter que cinq ou six personnes et on ne connaît pas d'autre issue.

- Alors on va juste les laisser là ? m'exclamé-je, incrédule.

- On reviendra. On les sauvera et on détruira cet endroit. Je te l'ai juré, tu te souviens ?

Je nous revois tous les deux, dans la cuisine de Vywyan. On va les arrêter, Jackson. Je te le promets. On va les réduire en cendres.

Je veux lui dire que bien sûr, je me souviens. Que je me le suis répété des dizaines et des dizaines de fois dans ma tête, ce serment, que je n'arrive pas à l'en sortir. Mais on n'a pas le temps pour ça.

- Tirons-nous d'ici, lancé-je à la place.

Cass (sf/romance)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant