Chapitre 15

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 Je me réveille ce matin-là avec les mots de Ross dans la tête.

- On va les arrêter, Jackson. Je te le promets. On va les réduire en cendres.

Allongée sur le dos à côté de Vywyan, je fixe le plafond et me repasse la scène comme un film. Sa silhouette face à la fenêtre, illuminée par le clair de lune. Le tatouage sur son épaule. Son torse contre le mien, ses doigts sur ma peau. La colère et l'amertume dans sa voix.

- Ils m'ont transformé, amélioré, encore et encore, jusqu'à tuer tout ce qu'il y avait de sensible en moi.

A la lumière du jour, le souvenir prend des allures de rêve. Ai-je tout imaginé ?

- 55. Toi aussi ?

Toi aussi. Ces mots, j'ai toujours voulu les entendre. Comment pourraient-ils être réels ?

Je jette un coup d'œil au réveil posé sur la table de chevet. 05h12. Peu importe, il faut que je m'occupe. Je me glisse hors du lit. Vywyan remue, se tourne vers moi.

- Cass ? T'as vu l'heure ?

- Rendors-toi.

Elle marmonne quelque chose-sans doute une insulte-puis se redresse. Ses yeux de chat sont à moitié fermés, et ses boucles brunes lui tombent devant le visage. Je retiens un sourire amusé. La jeune femme a élevé les grasses matinées au rang de religion. Pour elle, on est en plein milieu de la nuit.

- Hors de question. Il faut qu'on parle, toi et moi.

Mmm. A l'aide.

- De quoi ?

- De Ross.

Je me raidis. Je m'attendais à tout, sauf à ça.

- Il n'y a pas grand-chose à dire, déclaré-je.

Je récupère mes habits d'hier sur le fauteuil où je les ai posés, feins le détachement.

- Insupportable, stupide, désagréable...j'ai déjà dit insupportable ?

- Sois sérieuse deux minutes. Je vous ai entendus.

Elle pointe du doigt les oreilles touffues qui émergent de sa tignasse sombre. Comme les chats, Vywyan dort beaucoup ; et comme les chats, elle a une excellente ouïe.

Ce qui veut dire que cette conversation nocturne n'avait rien d'un rêve.

- Qu'est-ce que tu as entendu, exactement ?

- Qu'est-ce que c'est Akhilleús, exactement ?

Le monde se met à tourner autour de moi. Non, non, non. Je n'ai pas passé cinq ans à garder ce secret pour qu'il soit découvert maintenant.

- C'est pas tes affaires, répliqué-je sèchement.

- Mais ce sont celles de Ross ? Tu le connais à peine, Cass ! Et c'est un robot ! Un foutu robot !

Je ne peux cacher ma surprise.

- Comment tu le sais ?

- Je ne suis pas stupide. J'ai vu sa blessure se refermer toute seule après qu'il ait arraché son tracker, alors j'ai posé la question à Tyler. Il me parle, lui.

Que m'a dit Ross, déjà, quand je lui ai révélé ma télépathie et qu'il m'a avoué ne pas être humain ?

- Tu m'as confié ton secret, je t'ai confié le mien.

Visiblement, son secret à lui n'est pas si secret que ça. Je ne peux m'empêcher de me sentir lésée, même si j'ai un problème plus urgent à résoudre.

- Ecoute, Wy...

- Je suis ton amie, bon sang !

- Je n'ai pas d'amis, Vywyan.

La peine dans son regard me transperce le cœur. Je lui tourne le dos pour cacher les larmes qui me montent aux yeux et sors de la chambre en trombe.

- Si tu continues comme ça, me crie-t-elle à travers la porte close, c'est certain que tu finiras par ne plus en avoir !

La voyante a accepté de m'aider après deux ans de disparition, sans rien me demander en retour. Elle m'a fait une place chez elle, m'a prêté une chemise de nuit, m'a laissé dormir dans son lit. Et moi...

Je repousse la culpabilité qui m'envahit. Je pensais chaque mot que je lui ai dit. Elle n'est pas mon amie, et je ne peux pas lui faire confiance. Je ne peux faire confiance à personne.

Certainement pas à Ross, d'ailleurs.

- On va les arrêter, Jackson. Je te le promets. On va les réduire en cendres.

Cette nuit, j'ai baissé ma garde. Je n'ai rien dit, je ne me suis pas confiée, mais...j'en ai eu envie. Oui, j'ai eu envie de lui parler. De quoi ? Je ne sais pas exactement. Du Prof, de mes cauchemars. De ma haine, ma peur, ma douleur. Pendant quelques instants, je me suis dit qu'il comprendrait, qu'on était pareils, lui et moi. Ou plutôt...c'est lui qui me l'a dit.

- 55. Toi aussi ?

Et s'il n'avait jamais fait partie d'Akhilleús ? Et s'il s'était fait un faux tatouage pour me manipuler ? Et s'il travaillait pour MétaLab ? Comment savait-il que j'étais moi aussi une victime du programme, pour commencer ? Car il le savait, c'est évident, il n'a pas montré la moindre surprise quand je l'ai évoqué. Ça ne m'a pas préoccupée sur le moment, mais ça aurait dû. Qui le lui a dit ? Junon ? Comment l'Organisation a-t-elle appris la vérité sur mon compte ?

Même s'il a vraiment fait partie d'Akhilleús...On a peut-être le même traumatisme, mais on n'est pas pareils. On a peut-être le même ennemi, mais ça ne fait pas de nous des amis. Je ne le connais pas.

Je sens la panique monter en moi, m'étouffer. Ma vision se brouille, le couloir disparaît, la salle d'opération réapparaît, les liens me serrent les poignets, le Prof se penche au-dessus de moi, l'aiguille s'enfonce dans mon bras et j'ai mal, et je suis prisonnière, et je le serai toujours...

Respire. Je serre les poings, enfonce les ongles dans mes paumes. Une douleur réelle pour chasser celle qui brûle dans mes souvenirs. Une douleur que je m'inflige pour oublier celle qu'on m'a infligée.

Je me suis montrée vulnérable. Cela ne se reproduira pas. Peu importe que Ross m'ait menti ou dit la vérité : je compte bien éclaircir le mystère qui l'entoure. Et la faiblesse dont j'ai fait preuve pourrait se révéler un avantage. S'il s'imagine me manipuler, rien de plus facile que d'inverser les rôles.

Je me change en vitesse dans la salle de bain, puis me rend à la cuisine. Cette fois-ci, elle est déserte. Tant mieux. Je me prépare un grand mug de café, puis vais récupérer le projecteur holographique de Tyler dans le salon. Je ne suis pas une hackeuse, mais je sais quand même m'en servir. Je passe une demi-heure sur FaceHolo et Insta3D, à faire défiler des photos des Meyers. Le manque de goût de Carole est passablement déprimant, mais je ferai avec.

A Trekyon, les plus grands magasins sont tenus par des automates, ce qui leur permet de rester ouverts nuit et jour. J'enfile mes bottes et pars faire mes emplettes. Déjà à cette heure, le sol grouille de voitures et le ciel de navettes. Malgré la pollution, l'air est frais et m'éclaircit l'esprit. Ça me fait du bien d'être seule. J'enfonce mes mains dans les poches de mon blouson, savoure la sensation familière du cuir sous mes doigts, du bitume sous mes semelles, des klaxons dans mes oreilles. Aussi crasseuses qu'elles soient, ces rues m'ont manqué. Pendant un instant, c'est comme si je n'étais jamais partie. Comme si j'étais toujours cette criminelle de dix-sept ans, fière de sa place dans la pègre trekyenne.

Ma vie ici n'a été ni facile, ni parfaite. Mais c'est la seule période de mon existence où j'ai été véritablement libre. Où je n'étais ni prisonnière d'Akhilleús, ni sous l'emprise du Prof, ni forcée de les fuir sans jamais m'arrêter.

Cass (sf/romance)Where stories live. Discover now