Chapitre 42

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Je ne l'ai jamais vu avec mes propres yeux, pourtant je reconnais aussitôt le bâtiment qui se dresse devant nous.

     Il a été construit à la manière des vieilles bâtisses terriennes : tout en brique rouge et pierre blanche, avec des moulures aux angles et aux fenêtres. Haut de plusieurs dizaines de mètres, il devait avoir du charme, autrefois, de même que les plus petites constructions qui l'entourent. C'était un lieu plein de vie, le cœur d'une planète connue dans plusieurs galaxies pour son effervescence intellectuelle : Elytrgy. A présent...les fenêtres sont brisées, les murs calcinés, la porte arrachée. Il se dégage du lieu une impression de mort et d'abandon.

     Nous donner rendez-vous ici, dans les ruines de l'université où Akhilleús a commencé...Thétis a le sens du spectacle, c'est indéniable.

     Il est 23h57. Dans trois minutes commence le treizième jour du septième mois de l'année marsienne. La planète rouge est à l'autre bout de l'Univers, aussi je ne peux que me demander pourquoi nos ennemis ont choisi d'utiliser ce calendrier. Peut-être en référence au dieu de la guerre romain ? Toutes ces allusions mythologiques commencent à devenir un peu lourdes.

     - T'es sûr que c'est ici, Ty ? chuchote Vywyan au hacker, qui vérifie les coordonnées sur sa tablette semi-holographique. Ça a l'air abandonné.

     - Oui, c'est ici, confirmé-je sans laisser au jeune garçon le temps de répondre. Aucun doute.

     - Eh bien, dans ce cas...à vous de jouer, déclare sombrement la voyante.

     Je croise le regard de Ross. Il est plus impassible que jamais, mais je perçois sa nervosité comme si c'était la mienne.

     Je serais avec toi, lui glissé-je mentalement. Tout du long.

    Et moi qui espérais être tranquille...

    Oh, désolée. Je perturbe la réunion de famille ?

     - Vous êtes en train de parler, là ? intervient Tyler, les yeux écarquillés.

     Impossible que Ross entre avec une oreillette : Thétis la repérerait aussitôt. Pour le bien de la mission, je n'ai donc eu d'autre choix que d'avouer au hacker ma télépathie. Le pauvre garçon a un peu de mal à accepter l'idée. Je lui adresse un sourire carnassier.

     - On planifie ton meurtre, le taquiné-je.

     Il perd aussitôt toute couleur.

     - Arrêtez de le torturer et grouillez-vous, peste Vywyan.

     - J'ai rien fait, moi, proteste Ross.

     Sans plus tergiverser, je m'assois sur le sol, le dos contre le mur de pierre.

     - Il...il te faut quelque chose ? s'enquiert timidement Tyler.

     Je ne peux m'empêcher de le pousser encore un peu.

     - Trois litres de sang humain.

     - Cass, grogne la voyante.

     - Désolée, Wy.

     Je lui adresse un sourire innocent, puis ferme les yeux. Fini de plaisanter. Je prends une grande inspiration et plonge dans la tête de Ross. Ses pensées deviennent miennes, mais je ne laisse pas mon esprit se faire avaler. Ma conscience et la sienne cohabitent en un équilibre précaire, leurs frontières brouillées mais toujours existantes.  

     Je scrute le bâtiment à travers ses yeux. La vue de la construction de pierre éveille en lui un tourbillon d'émotions. Ce lieu délabré, c'est celui où ses parents se sont rencontrés, ou tous ses malheurs ont commencé. Il ne peut s'empêcher de penser à son père. Qu'aurait été sa vie s'il n'était pas mort ? Aurait-il eu une enfance normale, paisible, dans une famille aimante ? Il essaie d'imaginer Thétis en mère attentionnée, et retient un rire amer.

     Il avait l'air de quelqu'un de bien, lui soufflé-je. Artur.

    Oui, il avait l'air. De même que Tiana, avant que tout ne déraille. Mais il ne la hait pas moins pour autant. Le fait qu'elle ait été une jeune femme insouciante, puis brisée par le chagrin, ne change rien aux horreurs qu'elle a commises.

     Voilà ce qu'il voudrait me dire, les pensées qui tourbillonnent dans son esprit, s'opposant à un sentiment de pitié qu'il n'admettra jamais éprouver.

     Tu es prête ? se contente-t-il de me demander.

     C'est quand tu veux.

    Il s'efforce de calmer les battements affolés de son cœur puis, sans un mot, pénètre dans le bâtiment.

     Les couloirs sont dans un état pire encore que l'extérieur. Le feu a tout ravagé. Des fils électriques calcinés s'échappent du plafond démoli ; le sol est jonché de débris. Même après tout ce temps, une odeur de brûlé imprègne l'endroit. Chaque pas soulève un nuage de poussière. Plus Ross s'éloigne de l'entrée, plus les lieux sont sombres. Il finit par activer sa vision nocturne. La scène lui apparaît aussitôt dans les moindres détails, baignée d'une lueur verte.

     C'est plutôt classe, fis-je dans une tentative pour détendre l'atmosphère.

     Dit celle qui peut lire les pensées.

     C'est vrai. Si Thétis daigne se montrer, remercie-là de ma part. J'ai le pouvoir le plus cool.

    J'y manquerai pas.

    Je pense que je sais où elle se cache.

    Dans le labo ?

    Exactement.

    Il finit par repérer un virage familier. Il l'a vu dans les souvenirs que je lui ai transmis, alors que le Professeur Jackson poursuivait Junon.

     Junon...non. Il ne veut pas penser à elle. La situation est déjà assez compliquée comme ça.

     Elle n'est coupable de rien, tu sais. Elle a essayé de les stopper, au tout début, et c'est sans doute encore pour ça qu'elle nous a envoyés sur Zanko 10.

    Pourquoi nous confier une fausse mission ? Pourquoi ne pas simplement nous dire ce qu'elle attendait de nous ? Elle ne pouvait peut-être pas officiellement enquêter sur MétaLab, mais elle aurait pu nous dire la vérité, à toi et moi.

    Il ne peut cacher son amertume, son incompréhension. Il a beau essayer de donner une allure rationnelle à ses reproches, la vérité est tout simple : Junon l'a blessé. Il lui faisait confiance, et elle lui a caché des choses.

     C'est un sentiment que je ne connais que trop bien. Mais...

     Tu devrais lui laisser une chance. Elle n'est pas comme Thétis, pas comme le Prof.

    Le fait qu'elle soit moins pire qu'eux ne signifie pas que c'est quelqu'un de bien.

    Personne ne l'est totalement.

    Il s'arrête net. A quelques mètres devant lui se dresse la porte du laboratoire, miraculeusement intacte.

     Le sang tambourine à ses tempes. Il veut entrer presque autant qu'il veut reculer, il veut confronter Thétis, sa mère, presque autant qu'il veut la fuir.

     Je suis avec toi, Ross, lui affirmé-je de nouveau.

    Je sais. Cass... ?

    Oui ?

    Merci.

    Enfin, il s'avance et pousse la porte.

Cass (sf/romance)Where stories live. Discover now