Chapitre I

95 18 7
                                    

I

Hannah se fit appliquer un baume odorant sur le visage et les bras, et des servantes lui montèrent les cheveux en un immense chignon bouclé avec soin. On lui enfila une robe rouge, à larges manches mi-longues et évasées et qui formait une cloche autour d'elle, puis on lui jeta une fourrure noire sur les épaules. Elle n'avait jamais beaucoup apprécié d'être vêtue de façon féminine, mais elle commençait à s'y habituer -elle avait du rouge la couleur royale, comme pour montrer sa férocité aux peuples qui étaient désormais sous sa domination. Elle claqua des doigts de ses deux mains en même temps ; aussitôt l'armée qui s'affairait autour d'elle recula, avant de sortir progressivement en une série de courbette. Une dernière femme resta pour l'aider à se relever de son fauteuil incliné, puis elle sortit aussi.

L'impératrice soupira. Depuis sa chute, elle n'avait pas cessé un seul instant de se remémoré l'incident donc elle avait été victime. Elle pouvait encore sentir l'atroce coulée dans sa bouche et entre ses lèvres ; elle entendait constamment les paroles qu'elle avait prononcées ; et ces pensées lui glaçaient le sang.

L'éveil du mal... Il arrive... Il....

Qui est-il ? Qu'est-ce que le mal ?

Elle se força à faire le vide dans son esprit comme elle avait tant eu l'occasion de le faire quand elle était enfermée dans sa cellule du Bagne. Cela paraissait si lointain, comme un cauchemar qu'elle aurait à moitié oublié. A cette époque, elle ne savait rien d'elle-même -et le fait de s'être souvenue de son enfance avait engendré un oubli de la façon dont elle raisonnait à cette époque. Elle s'avança le long du couloir, les épais talons de ses chaussures s'enfonçant dans la moquette. Chacune des portes était plus raffinée encore que l'autre ; elles étaient toutes de bois pâle, hautes et sculptées finement. Hannah marcha jusqu'à une d'ébène, qui ressortait du couloir par sa teinte sombre : c'était celle de la salle du conseil.

Sept sièges étaient occupés autour de la longue et étroite table ; et tout au fond, un haut trône noir attendait la souveraine. Elle prit place, en ayant fait signe aux assistants de ne pas se lever ; et parcourut l'assemblée du regard sans mot dire. Lii et Puy se tenaient la main, et regardaient leur impératrice avec inquiétude ; Garan, Sauri, Bau, Tarr et Judi attendaient -et Winter se tenait, droite comme un i, au garde-à-vous devant la tenture foncée qui ornait le mur droit, une lance à la main. Hannah s'attarda particulièrement sur cette dernière, plissant le nez avec dédain. Elle jeta un regard interrogateur à Lii, puis, se tournant vers la chef de sa garde, qui faisait semblant de ne pas remarquer à quel point elle était méprisée par l'impératrice, elle lui dit :

- Vous pouvez sortir, Capitaine Herthshall. Je vous remercie.

L'interpellée frappa de sa lance, claqua des talons et s'exécuta, le visage impassible et pleine de dignité malgré la situation humiliante dans laquelle elle avait été placée. Quand la porte claqua derrière elle, Hannah se tourna vers Lii :

- Pourquoi l'as-tu fait venir ? Elle n'a pas à se mêler de nos affaires. En tous cas, pas dans le cas qui nous occupe.

Un silence de mort se fit dans la pièce. Tous étaient prêts à écouter ce qu'elle avait à leur dire.

- L'heure est grave, ou, si elle ne l'est pas maintenant, elle le sera fort bientôt. Ce matin, on a dû vous dire que je m'étais trouvée mal ; en vérité, j'ai été frappée par un terrible présage.

Elle marqua une nouvelle pose. Ce qu'elle aimait cette sensation ! Tous ces yeux qui
se perdaient en elle comme en un puits sans fond, comme si ces hommes et ces femmes contemplaient le reflet d'une déesse dans la clarté d'un lac d'un bleu immense. C'était seulement ainsi qu'elle se sentait totalement pleine, et non en compagnie de ceux qu'elle affectionnait tant -et c'était peut-être égoïste, détestable, tyrannique, mais c'était ainsi, et au moins elle avait la sincérité de le reconnaître. Toute sa vie, c'était là ce qui lui avait manqué ; et désormais elle comprenait véritablement le sens du destin ; elle comprenait que dès sa naissance, et même auparavant, elle était destinée à être reine ; elle était destinée à régner sur son empire, à regarder le monde s'éveiller avec l'aube et mourir avec le soir, et ce jusqu'à son dernier souffle.

Pourtant, peu importante la puissance qu'elle avait acquise au cours de cette année, elle ne pouvait pas même imaginer ce qui l'attendait ; les épreuves à venir n'étaient rien comparées à ce qu'elle avait déjà vécu -et ce terrible présage qu'elle annonçait, elle n'en mesurait pas même la moitié de l'ampleur.

- J'ai été comme foudroyée ; les ténèbres entières ont semblé sortir par ma bouche. On m'a fait subir une douleur terrible, on a pris le contrôle de mon esprit. J'ai prononcé ces mots : "Le mal, l'éveil... La fin de tout ce que vous connaissez... Elle est proche... Il approche... L'inversion des choses... Le combat d'un monde... La vérité suprême...". Et puis je me suis effondrée.

Personne n'osait rien dire. On ne savait comment réagir à cette étrange aventure.

- Rien de cela ne me semble anodin. Le mal... est-ce le mal en personne qui nous attend ? Qui est ce il ? Pour moi, il ne s'agit pas du mal, ni de la fin des choses, mais d'une entité à part entière.

- Mmm... je suis bien de ton avis, fit Lii en fronçant les sourcils. Enfin, si je puis me permettre, c'est tout de même un peu léger.

Hannah lui jeta un regard glacial, mais elle ne s'en soucia guère -elle avait l'habitude, et c'est à peine si elle ne souriait pas à ces marques de froideur que lui témoignait sa souveraine.

- Oui, piailla Judi, ses pommettes se soulevant dans un adorable sourire et ses boucles rousses relevées au-dessus de sa tête. Oui, je suis d'accord, c'est très sombre, tout ça. Mais ça ne me paraît pas vraiment suffisant pour commencer une guerre contre un il inconnu ou contre "le mal", quoi que ce mot désigne. Il nous manque forcément des éléments.

Garan pressait la main de Sauri sur la table comme pour la réconforter ; Hannah perçut le mouvement et fit claquer sa paume contre le bois noir.

- Nous devons consulter l'Œil. Cela fait bien trop longtemps.

Ils hochèrent tous la tête en signe d'assentiment.

- Vous êtes bien silencieux, aujourd'hui, constata-t-elle. Est-ce que vous auriez peur ?

***

Elle sortit de la salle par un couloir qui conduisait à sa chambre ; exténuée, elle se frotta les yeux et se massa les tempes. La lumière extérieure lui parvenait par un large panneau vitré ; soudain, tout s'obscurcit, comme si la nuit venait de tomber ou que de menaçants nuages couvraient le ciel. La matinée s'était pourtant annoncée très belle. Elle s'arrêta pour regarder le ciel : la lueur qui filtrait à travers l'épaisse masse noire des nuées semblait bleue. Il y avait quelque chose d'anormal dans l'air. Ses propres mots résonnaient dans sa tête.

Est-ce que vous auriez peur ?

Elle tenta de rire ; un son froid et macabre lui répondit. Elle continua son chemin, ses mains glissant le long des tapisseries des murs, et se faufila dans ses appartements, refermant délicatement la porte derrière elle.

As-tu peur, Hannah ?

Un frisson lui parcourut l'échine ; elle se jeta sur son lit et enfouit son visage dans la parure de drap brodée d'argent.




L'éveil de Karey Daa (Les XXIs, livre III)Where stories live. Discover now