Chapitre XVI

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XVI

Rosie Charley-Kist serait certes la première à passer au supplice, mais au moins ses souffrances seraient brèves. Le premier bourreau l'empoigna, et la tira au milieu de la foule ; ses yeux étaient complètement exorbités, et son visage déformé par la peur dégoulinait de larmes. On la tira en avant, et elle jeta un regard en arrière ; elle vit Bradd-Pinson tout aussi laid qu'elle, et elle en frissonna de dégoût. Alors plutôt que d'affronter la foule face à elle, elle ferma les yeux ; elle revit S. M., pour qui elle avait tant accompli, qui lui cédait une place à côté d'elle dans son carrosse ; elle eut une pensée pour son concubin Henry Fratt, et son ventre aussi gras que moelleux – et puis tout fut fini. Ce fut atroce et terriblement bref, tant que ce n'en fut presque pas douloureux ; le bourreau s'en prit à sa tête nue, qu'un seul coup de massue suffit à écraser complètement. Des éclaboussures et des fragments volèrent en tous sens, souillant l'autel et arrosant les autres condamnés, et ne lui laissant qu'un cou désarticulé et sanguinolent. Elle s'effondra ; et l'homme qui l'avait ainsi tuée s'attaqua à chacun de ses membres. Il produisit ainsi une abominable bouillie et d'infâmes craquements d'os brisés ; il avait recouvert six dalles déjà de ce massacre, et une odeur nauséabonde et métallique s'élevait jusqu'à lui. Sous son masque, il sourit. C'était Bert, qui, pour sa nature aussi stupide qu'innocente, avait été reconverti ; et pour l'instant, même s'il redoutait la suite, il pouvait extérioriser la haine qu'il encaissait depuis des années et les traumas qu'il avait subi à son insu.

Il fit subir un traitement identique avec toutes les femmes qui étaient condamnées au même funeste destin. Hannah affichait nettement à son peuple un sourire content ; et le spectacle n'était pas le moins du monde lassant, car ces femmes d'exception criaient de façon variée. L'impératrice s'abreuvait tranquillement des comportements pré-mortem de ceux qu'elle avait condamné ; elle reposait sa tête sur son poing et ses jambes étaient allongées sur un lit de coussins tandis qu'elle était entourée de toutes parts par ses compagnons. Alors que Bert éclatait le bras de Karen de Derby, la souveraine fit un petit geste ; les autres bourreaux entrèrent en jeu, et tout s'accéléra. Les quatre autres s'attaquèrent donc aux gardiens, qu'ils étendirent et démembrèrent ou écrasèrent à leur tour. C'était un véritable bain de sang ; quand il ne resta plus que les hauts dignitaires et l'ex-directeur – aux gardiens avaient succédé les diplomates –, on pataugeait littéralement dans le sang, on ne sentait plus que l'odeur du sang, on ne voyait plus que la couleur du sang, et plus aucun des masques des bourreaux ne pouvait prétendre avoir été blanc à une époque. L'air était lourd et empli d'un goût métallique et des premiers parfums de la putréfaction ; et le peuple, qui parfois se remplissait d'effroi, finissait toujours par louer soit son pays, soit son impératrice, soit son dieu. Aussi quand la tête du colonel Hutz rendit le dernier soupir, personne n'avait entendu ses cris sous le tonnerre des « Haars Besoor ! » qui fusaient dans toutes les directions.

L'exécution durait depuis trois heures et demie déjà, et il ne restait plus que Bradd-Pinson – le morceau de choix avait été précieusement gardé pour la fin. La place n'avait pas désempli, car la journée était fériée pour l'occasion et le peuple en profitait ; mais depuis deux heures déjà des petits chariots se frayaient tant bien que mal un chemin entre la populace pour vendre des hot-dogs aux oignons fumants, des petits sandwichs et des crackers. Ainsi les Londerniens, occupés par le spectacle et nourris par ces vendeurs ambulants, ne perdaient pas en patience. C'était une démonstration de plus du fameux « du pain et des jeux ».

Au bout de ces trois heures et demie, Hannah se leva.

– Mes citoyens ! s'écria-t-elle ; et à ces simples mots, non seulement la foule reporta toute son attention sur sa souveraine, mais encore le bourreau s'arrêta. Je vous remercie d'avoir assisté à ce splendide sacrifice. Soyez certains que notre pays ne restera pas longtemps dans l'ombre, et que bientôt le Suprême sera à nouveau là pour veiller sur nous. Et en attendant, je me présente à vous pour combattre tous les ennemis qui pourraient oser s'opposer à notre puissance ! Maintenant, il est temps que nous mettions fin à cette fresque que nous traçons dans le sang ; il ne nous reste plus qu'un condamné, et c'est sans doute le plus coupable. Aussi, bien loin de le gracier, je le maudis. Que sur lui les pires supplices s'abattent !

Durant ces trois heures, Bradd-Pinson avait cru à sa mort de nombreuses fois ; il s'étaient entièrement desséché à force de sueurs froides, il était moite et tremblant, et son visage semblait s'être creusé d'angoisse. Deux des bourreaux allumèrent deux gigantesques torches sur pied qui s'enflammèrent bruyamment, tandis que deux autres couchèrent Bradd-Pinson sur le sol – et il était à moitié enfoncé dans le sang – ; ils l'attachèrent par des chaînes, les bras et les jambes écartées. Le dernier bourreau, quant à lui, saisit une immense hache qui scintilla au milieu de l'environnement pourpre et qui lui arrivait jusqu'à la taille. L'ancien directeur hurla comme aucun veau qu'on égorge n'a jamais hurlé ; ce cri, c'était la terreur humaine, c'étaient les derniers sons d'un homme peureux au bord de la crise de nerfs. Et une fois de plus, il regretta d'avoir le cœur si bien accroché ; il aurait préféré mourir de peur plutôt que de périr par cette hache si menaçante.

– Écoutez donc ses cris, s'exclama Hannah d'une voix riante, c'est une orgue vivante que nous dressons à Haars Besoor ! L'odeur du sang... Cette odeur qu'Il a réclamée... La sentez-vous ?

Elle respira l'air gris à plein poumons, et la foule l'imita en redoublant de cris. Ce serait bientôt fini, cet ultime mort serait leur bouquet final.

L'immense hache se dressa haut dans le ciel. Bradd-Pinson, immobilisé, voulut encore crier – mais, comme l'avait fait auparavant tant de personnes, sa voix le trahit ; il avait épuisé ses cordes vocales, et les sons moururent dans sa gorge. L'arme s'abattit, et lui fendit le ventre jusqu'à briser la base de sa colonne vertébrale ; il se convulsa, il devient blanc comme la mort, et les pires souffrances du monde passèrent sur son visage. Ses moindres membres tremblaient, et sa douleur serait impossible à retranscrire. Quelque part dans la foule, un homme détourna les yeux ; c'était Barnley, dans un très beau costume bleu de Gènes, qui travaillait depuis plus d'un an et demi déjà pour le Docteur Chubb-Rall, dans un assez beau quartier et dans un cabinet très respectable. Il n'aurait pas su décrire lui-même l'effet que la barbare exécution de son ancien patron avait sur lui ; quoi qu'il en soit, il ne voulait plus assister à ce funeste spectacle.

La hache s'abattit à nouveau, et trancha une jambe, puis un bras ; enfin elle transperça une gorge tremblante, et après des souffrances si terribles qu'elles en paraissaient infinies, Bradd-Pinson rendit l'âme.

L'exécution était finie ; et ce qu'il restait des vingt-et-un condamnés s'approchait plutôt d'une soupe où flottait des légumes douteux que d'un tas de cadavres.

Le spectacle qui venait de s'achever avait sûrement été aussi barbare que cruel ; mais ne relevait-il pas de la volonté d'Haars Besoor ? Et les condamnés n'avaient-ils pas assez mal agi pour mériter leur sort ?

L'éveil de Karey Daa (Les XXIs, livre III)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant