Chapitre V

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V

Cette fois, quand Hannah ouvrit les yeux, elle sut avec certitude que sa patience serait enfin récompensée. Celle qu'elle attendait depuis si longtemps s'approchait ; elle sentait sa proximité et son avancée dans les moindres membre de son corps -et c'était comme une faim qui rongeait ses os, un désir qui tiraillait chacun de ses nerfs. Elle sentait tout à la fois un poids qui voulait la tirer au fond de son lit pour être sur qu'elle n'en sorte plus jamais et une espèce d'hyperactivité dévorante qui lui intimait de se lever et de dévorer sa journée comme cette sensation dévorait son corps au même moment. C'était presque comme si la réunion avait déjà eu lieu. Elle sourit, et, soulevant sa tête impériale des épais et moelleux oreillers qui lui étaient destinés, elle tira le cordon qui pendait au-dessus de sa table de chevet.

Anne entra quelques minutes plus tard ; elle alla écarter les rideaux et poussa le chariot du petit-déjeuner. Hannah s'étira et se déplaça lentement, la tête engourdie, jusqu'à sa salle d'eau, où elle se rafraîchit la figure au son du thé bouillant qu'on lui versait dans une tasse de fine porcelaine ; et enfin elle s'assit dans son fauteuil préféré -ce fauteuil vert aux coussins dans lesquels on s'enfonçait à moitié-, ne se sentant pas d'humeur à manger au lit. Anne déposa un plateau sur le guéridon de lecture le plus proche et tendit à Hannah sa soucoupe. Mais Hannah la reposa sans même humer les riches odeurs du thé noir ; il était chaud, et elle n'avait pas envie de chaud -pas tout de suite. Elle scruta le repas que ses cuisiniers lui avaient préparé : un petit pain doré encore fumant, de la marmelade d'orange, et... une belle pomme, luisant et d'un vert presque fluorescent. Elle la saisit et la croqua avidement ; c'était exactement ce qu'il lui fallait pour attaquer sa matinée. Elle laissa ses dents s'enfoncer dans la dure chair du fruit tout en aspirant le jus, souriant à l'acide qui emplissait sa bouche.

Aujourd'hui, je ne me laisserai pas abattre. Je suis une souveraine puissante : je le montrerai à tous et je serai digne de gouverner mes semblables.

Elle se redressa et ordonna qu'on l'habille avec simplicité et majesté ; et sa voix était ferme et résolue. Sur sa demande, on lui apporta sa robe bleue pâle à motifs fleuris ; le vêtement étais assez court et léger, sans manches et taillé dans un tissu un peu raide. Elle l'assorti avec des bas crème et se fit tenir à disposition une fourrure blanche pour le cas où elle aurait à sortir ; en attendant, l'intérieur du palais était suffisamment chauffé pour qu'elle n'en ait pas besoin. Elle descendit l'escalier central et, après avoir salué Lii d'un simple signe de tête, elle alla s'asseoir sur son trône dans sa salle d'audience.

La pièce était longue et assez large, et ses murs étaient tendus de bleu clair. Le parquet était ciré à la perfection, et la salle semblait nue ; elle n'avait qu'un couple de guéridons de part et d'autre de la porte d'entrée, un scintillant lustre qui tombait du plafond en son centre -et enfin le siège impérial, qui se dressait, haut, fier et étroit, sur une légère estrade, précédé par quelques marches, serti de deux épais accoudoirs et tout de métal plaqué d'or. Derrière les tentures, une galerie donnait sur une sorte de crypte circulaire où des rayonnages de livres s'étendaient du sol au plafond entre des statues d'anges de pierre ; c'était là que les Hommes en Violet attendaient le moindre signal pour égorger les visiteurs de feu la Reine Viola, et c'était là désormais qu'Hannah aimait à se promener seul pour consulter ces ouvrages secrets. En cet instant l'Impératrice regardait la lourde porte de bois clair qui semblait petite à cause de la longueur de la pièce, et du coin de l'œil elle voyait son blason suspendu à gauche et à droite une immense fenêtre aux multiples petits carreaux cerclés de blanc. Cette vision lui était agréable, et, son menton posé sur le dos de sa main, elle se laissait sombrer lentement dans une épaisse plénitude -et d'ailleurs elle était toujours fascinée de voir à quel point les yeux humains peuvent couvrir un champ large, elle qui avait passé si longtemps dans l'obscurité.

L'éveil de Karey Daa (Les XXIs, livre III)Where stories live. Discover now