Chapitre XXXV

50 7 0
                                    

XXXV

Dès qu'elle fut à nouveau irradiée du soleil de fin de matinée, la couche sablonneuse qui recouvrait l'Œil commença à se craqueler. Des failles de plus en plus importantes y apparurent jusqu'à ce que toute la surface se fracasse et que ses fragments se dissolvent sur le sol recouvert de milliers de fleurs délicates avant de s'envoler au vent. En dessous apparut une large paupière dorée, qui occupait presque tout l'Ostracon, et un épais rayon de vive lumière descendit du ciel pour l'éclairer si bien qu'il en devint plus flamboyant que le soleil. Et la paupière se souleva lentement et avec une grâce infinie, tandis qu'un éclair déchirait le ciel en plein jour et sans nuages. La pupille s'écarquilla à la lueur ambiante et contempla le peuple ébloui en contrebas. La terre trembla sous les milliers de pieds qui étaient réunis, et quand enfin tout redevint calme, l'iris de l'Œil était en flammes ; un foyer ardent y brûlait et les volutes d'un orange sanglant semblaient ordonner à tous de détourner le regard. Les vingt-et-unes petites paires de mains jointes, peintes en feuilles d'or sur le pourtour de la pierre, s'illuminèrent à leur tour, et en s'agitant légèrement, se creusèrent et rentrèrent un peu plus en profondeur dans la roche. Elles étaient les attaches qui ancraient l'Œil à sa place.

Hannah leva à nouveau les bras et commença à pousser un long cri qui était comme un chant. Rapidement, la foule l'imita jusqu'à n'être plus qu'une seule et même voix qui résonnait dans les invisibles oreilles de Haars Besoor. Alors comme on n'avait pas besoin d'elle pour louer sans mots et célébrer par les cris, elle murmura des mots, des prières et des vœux infinis en langue rushk. Et sans un signe, elle sut avec certitude que son maître les entendait. Elle le sentait autour d'elle en cet instant précis, la regardant et l'embrassant de l'air qui constituait ses bras avec un imperceptible sourire.

Mon Maître...

Elle se sentait en harmonie parfaite avec lui ; elle n'avait rien à faire, rien à dire de plus. Il était en elle, il habitait ses pensées, elle n'avait même pas à les formuler, car il comprenait tout avant même qu'elle ne le comprenne elle-même. Elle sourit, et son sourire monta jusqu'à ses yeux. Elle était bien, parfaitement bien. Était-ce... du bonheur ? Est-ce que c'était tout simplement ça, le bonheur ? Cette sensation de plénitude... aussi simple ?

Tu l'aimes.

Il lui sembla tout à coup que les cris et les chants cessaient – ou alors elle était simplement devenue sourde. Tout lui parut immobile et elle sentit comme une vitre de cristal éclater en elle ; elle porta une main à sa poitrine. Le Suprême n'avait dit que trois mots, mais ils résultaient du fait qu'il avait profondément sondé son âme, et ils avaient été dits en résonance avec les battements de son cœur. Elle se sentit mise à nu, et rougit ; le pire était sans doute qu'elle avait su immédiatement de qui il s'agissait, comme s'il demeurait toujours, prêt à surgir au premier signal, dans un coin de sa tête.

Non... non !

C'était presque extraordinaire tout ce que la voix du Suprême avait pu exprimer en trois mots à peine. Un questionnement et une affirmation à la fois. De l'attendrissement... et du reproche, comme un père heureux du bonheur de son enfant mais fâché de savoir qu'il va quitter le nid. Et puis c'était aussi une accusation et une certaine déception...

Je ne pourrai pas te forcer à t'éloigner de lui... De toutes façons, vous êtes déjà unis. Mais prends garde... Il ne durera pas.

Ces mots firent à Hannah l'effet d'un coup de poignard. Sans qu'elle s'en rende compte, elle était devenue vulnérable.

Seigneur... Mon Maître... Pourquoi... dites-moi... pitié...

Silence ! Je t'interdis, tu m'entends ! Je t'interdis formellement de profiter de ta position pour protéger ton homme.

Ton homme... songea Hannah. Quels termes étranges ! Puis elle lui répondit : Pardon...

Non... je ne t'en veux pas. En me servant, c'est ta vie que tu sacrifies. Car, crois-moi, tu n'en auras qu'une, et elle te sembleras bien brève le dernier instant venu. Alors profite de lui tant que tu peux. Si tu t'en séparais maintenant, tu souffrirais encore plus. Au final, je pense que ce sera toi qui ne voudras plus de lui.

Vous parlez de mes derniers instants... Est-ce que vous savez déjà tout, mon Maître ?

Tu n'as pas à le savoir... Tu n'as même pas à poser la question. Malgré tout, tu restes humaine. Il ne serait pas bon que tu en saches trop. Tu dois tout de même vivre ta vie un minimum à ton niveau. Pour cela, ne t'en fais pas ; la trêve que le monde t'accorde sera cette fois bien longue. Il faudra que tu te prépares pour la prochaine épreuve... Mais aussi que tu vives avec ardeur et que tu t'épanouisses. Tu te poses trop de questions pour vivre dans le bonheur... mais tu peux tout de même avoir une belle vie, crois-moi. Et sur ce, adieu ; il est temps que tu retournes pleinement aux pays que je te donne à gouverner.

Elle ouvrit les yeux avec la sensation que c'était Haars Besoor lui-même qui avait soulevé ses paupières, et contempla avec un sourire emplit de sagesse la foule en liesse qui l'entourait. Et puis elle vit les XXIs à ses côtés, et Örka lui tendit la main qui ne tenait pas le petit Saul – qui d'ailleurs dormait à poings fermés malgré le vacarme des louanges qui fusaient dans tous les sens. Hannah laissa ses doigts se mêler à ceux de sa meilleure amie.

Elle ne voulait plus appréhender, elle ne voulait plus avoir peur. Se pouvait-il que le bonheur soit aussi simple ? Avait-il toujours été à portée de main ?

***

Quand le soir vint, Hannah descendit dans la grande salle de réception. Son ventre était vide ; pourtant elle n'avait pas vraiment faim. Elle se sentait plutôt un peu barbouillée, mais elle était résolue à n'en rien laissé paraître à ses invités. Et dès qu'elle eut posé un pied dans l'immense pièce, elle oublia toutes ses inquiétudes. Les valets et servantes avaient fait un travail exceptionnel. De titanesques et scintillants lustres pendaient du plafond comme des cristaux de neige arrêtés en pleine chute. Une longue nappe bleue recouvrait la grande table et les serviettes pliées dans les verres à pied étincelants étaient de la même couleur. Le parquet brillait de mille feux ; des murs pendaient de grandes tentures azur brodées d'or où l'on pouvait lire « Glorieux est le règne des XXIs ». Les assiettes étaient également bordée d'une fine couche d'or, et les couverts alignés à la perfection. C'était à la fois simple et exquis, Hannah en fut véritablement ravie, d'autant plus qu'elle savait d'expérience que si la décoration et la table étaient si bien mis, c'était que le repas serait plus fabuleux encore – et son palais se réjouit de cette perspective. Elle avança vers le fond de la pièce et souleva la tenture qui séparait la partie salle à manger de la salle de bal au haut plafond doré. Un valet habillé en serveur de café français s'avança avec beaucoup de distinction jusqu'à elle. Il lui tendit en s'inclinant une coupe à pied évasée à demi remplie de glaçon, qu'elle saisit habilement à trois doigts. Le garçon lui versa alors un liquide transparent depuis une carafe de cristal. Hannah porta le verre à ses lèvres, et sentit l'alcool lui brûler la gorge ; elle sourit et en avala un peu. De la vodka ! Exactement ce dont elle avait besoin. Décidément, la soirée commençait bien. Elle souleva la tenture et passa dans la salle de bal, sa coupe toujours en main.

L'éveil de Karey Daa (Les XXIs, livre III)Hikayelerin yaşadığı yer. Şimdi keşfedin