Chapitre IV

71 11 2
                                    

IV

Le matin, ce fut comme une nuée noire qui s'envola du palais ; mais rapidement la formation se sépara, et quand les oiseaux disparurent à l'horizon, ils n'étaient plus que des points épars à peine visibles. Les pigeonniers rentrèrent rapidement ; en revanche, Hannah resta contemplativement perchée sur son balcon sculpté. Ses pieds nus sur le marbre froid ne la faisaient pas frissonner ; elle laissait pendre ses mains le long de son corps dans sa matinale robe blanche, et surtout elle se perdait dans ses pensées comme dans une épaisse forêt au sentier sinueux.

Venez vite... souffla-t-elle comme si le vent pouvait porter ses paroles. Venez vite, j'ai besoin de vous... et malgré ce que le situation peut avoir de grave, je me réjouis de vous revoir.

Elle ferma les yeux.

Örka... murmura-t-elle encore.

Et ce simple nom, qui lui paraissait pourtant si loin, suffit à la faire sourire.

***

Hannah n'avait plus grand chose à faire. Elle se contentait de survoler des comptes-rendus qu'on lui apportait, et, le reste du temps, elle le passait à lire ou à attendre. Elle ne sortait plus de ses appartements que pour les repas, et encore, il lui arrivait de les prendre dans sa chambre, à son bureau, près d'une meurtrière qui laissait filtrer le jour. Chaque fois qu'elle regardait le ciel bleu, et qu'une paire d'ailes blanches en fendait l'azur, elle s'arrêtait brusquement et tressautait presque en espérant une réponse ; malheureusement l'oiseau continuait chaque fois sa course paisible et s'envolait au-delà des toits du palais. Pourtant au bout de quatre jours l'une de ces nobles créatures se posa sur un perchoir de la cour tandis qu'elle se promenait dans les jardins ; elle faisait le tour d'un arbre sans feuilles, sa respiration apparaissant trouble devant ses yeux -et elle chérissait cette vue merveilleuse qu'elle redécouvrait après l'avoir perdue durant tant d'années-, quand elle vit Bardds accourir vers elle, la queue-de-pie de sa redingote voletant derrière lui. Elle comprit presque aussitôt ; et quand il fut devant elle et qu'il marqua une pause, haletant, pour reprendra son souffle, elle ne perdit pas un instant et se précipita à son tour vers le palais. Et les jours qui suivirent, cela continua, avec de nouveaux messages quotidiens annonçant des départs immédiats.

***

Les premiers furent Östark et Praag, qui ne venaient que d'Écosse. Hannah les observait remontant l'allée à travers l'une des baies vitrées du grand hall, bras dessus-dessous comme ils étaient, l'un à la peau d'un noir d'ébène, au crâne lisse, au corps musclé et aux lèvres pulpeuse, et l'autre toute pâle et fine, avec une cascade de cheveux longs et fin d'un blond doré qui tombaient avec art sur son visage. Ils étaient beaux, Hannah était bien forcée de le constater -mais en tous cas, c'étaient bien là deux des XXIs avec lesquels elle n'avait pas le moindre lien, et pour qui elle n'éprouvait par conséquent pas la moindre affection. Elle plaqua un sourire sur son visage et descendit le large escalier jusqu'aux titanesques doubles portes de l'entrée, qu'un laquais ouvrait justement.

- Majesté, s'inclina Östark tandis que Praag se laissait tomber dans une gracieuse et irréprochable révérence.

- Relevez-vous, leur dit-elle avec une amabilité assez peu réussie, et soyez les bienvenus. S'il n'y a aucune mauvaise nouvelle du côté d'Edinbourg, Bardds va vous conduire à vos appartements.

- Non, il n'y en a aucun ; notre cour ne pourrait se porter mieux, elle est fort animée et tous nos sujets sont contents des divertissements que nous leur donnons.

Praag se contenta de sourire.

- J'en suis ravie, répondit Hannah. Par contre, si vous n'y voyez pas d'inconvénients, nous attendrons d'être tous réunis pour discuter ce pour quoi je vous ai fait venir. D'ici là, vous êtes libre de faire ce qu'il vous plaira : allez même visiter Londerplatz si le cœur vous en dit. Enfin, avant toute chose, il serait sans doute judicieux d'aller saluer vos confrères ; je vous laisse, ils vous attendent dans la pièce à côté.

Ils suivirent la direction qu'elle leur indiquait ; une fois qu'ils furent entrés, Hannah colla son oreille à la porte. Elle pouvait entendre les sourires et la pure joie de se retrouver entre personnes qui ont tant partagé. Hannah n'était pas vraiment des leurs ; Hannah avait toujours été à part. Elle écouta la première de leurs embrassades, un faible sourire empreint d'une certaine nostalgie et d'une certaine mélancolie sur les lèvres. Puis elle remonta l'escalier et s'enferma à nouveau dans ses appartements.

Au fond d'elle-même, elle était déçue, car c'était d'Örka qu'elle attendait le plus le retour. Et en même temps, elle avait peur : peur que son ancienne amie ait changé, l'ait remplacé. Et surtout, elle sentait que si elle la revoyait, elle ne la laisserait plus jamais repartir, par crainte de passer à nouveau une année presque entière sans la revoir.

***

Dans les jours qui suivirent vint Clarisse, depuis la France, pour qui Hannah eut encore plus de mal, si telle chose enfin était possible, à témoigner sa sympathie -il est vrai qu'il est des gens qu'on préférerait ne jamais revoir, car non seulement nous ne les aimons pas le moins du monde, mais en plus il nous rappellent une période de notre vie si détestable que nous voudrions l'oublier. Puis quelques temps plus tard, ce fut un convoi d'Allemagne qui arriva, et bientôt le château fut plus peuplé qu'il ne l'avait été depuis bien longtemps ; Makss, Nitjzki, Kernd, Caïrn, Ahrel et Kass était revenus et apportaient avec eux de nombreuses histoires réjouissantes sur la vie à Berlinerplatz. Mais chaque nouveau groupe qui arrivait semblait achever un peu plus de rejeter Hannah, si bien qu'à ce stade, elle ne pouvait plus qu'écouter depuis l'étage d'au-dessus les rumeurs des veillées que ses camarades faisaient en souvenir du bon vieux temps. Elle s'excluait elle-même, mais elle était bien trop fière pour se l'admettre ou pour aller vers eux les bras ouverts en leur demandant pardon. Pardon pour quoi, d'ailleurs ? Elle était ridicule. Au final, elle était toujours seule à son bureau, observant un fragment de ciel par sa meurtrière et imaginant Örka se rapprochant d'elle un peu plus chaque seconde. Maintenant que leur réunion était proche, elle ne comprenait pas qu'elle ait attendu si longtemps. Est-ce qu'elle avait même des sentiments, ou est-ce que son accession au trône les avait tous fermés soudainement ? Est-ce qu'elle devait se réjouir du mauvais présage qui s'annonçait comme d'une façon de se rapprocher de ceux qu'elle appelait ses frères, de retourner à son humanité ? A moins que tout cela ne l'amène à prouver une nouvelle fois sa légitimité à régner ? Des questions. Toujours des questions. Et il lui semblait qu'elles n'avaient jamais de réponses. Elle frappa du poing sur son bureau sous le coup de la frustration. Rien ne changeait jamais. Le pouvoir n'apportait rien. L'attente n'apportait rien. Est-ce que seule la divinité pouvait changer le monde ? Et si elle était l'Élue, l'Élue de la divinité, est-ce que cela faisait d'elle une part de la divinité, est-ce que cela lui apportait du pouvoir -le pouvoir de changer les choses ? Est-ce qu'elle avait le droit de faire ce qu'elle voulait ? Est-ce qu'elle pouvait, tout à coup, ordonner la mort d'une quelconque personne ? Si elle faisait cela, à quel moment serait-elle destituée ? Immédiatement, par son peuple, ou alors à sa mort, par un jugement du Suprême ? Est-ce qu'il y avait même quelque chose après la mort, est-ce que le Suprême n'avait pas mieux à faire que de juger les péchés humains ? Est-ce qu'elle était libre, ou est-ce que le regard du Suprême était un poids qui pèserait à jamais sur ses épaules ?

Et finalement, elle comprit une chose.

Ce n'était pas la vie qui était faite de questions. C'était juste elle qui en posait trop.

L'éveil de Karey Daa (Les XXIs, livre III)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant