Chapitre XXVIII

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XXVIII

Ce fut à peine si Hannah dormit quatre heures sur la nuit. Dietr lui parla des heures entières ; à la fin, elle eut l'impression de le connaître dans ses moindres détails. Puis elle parla à son tour ; elle ne dit pas tout, mais il but ses paroles avidement et elle était pratiquement sûre qu'il aurait pu tout répéter par cœur. Enfin après tout ce qu'ils eurent échangé, Hannah reprit le baiser là où l'avait laissé ; leurs lèvres s'emmêlèrent, fondirent les unes au contact des autres, leur langue fusionnèrent. Puis Hannah passa ses bras autour du cou de Dietr, puis elle se redressa à nouveau sur lui. Ils se laissèrent glisser l'un sur l'autre, puis l'un dans l'autre, sans que leurs lèvres ne cessent leur danse endiablée un seul instant. Elle se rappellerait toujours la vague de sensations qui l'avait envahie, du dos brûlant où elle enfonçait ses doigts, de cette peau ferme dont elle avait tâté et palpé les moindres recoins sous ses mains.

Et les quelques heures durant lesquelles elle dormit furent les plus paisibles de sa vie ; elle s'endormit avec un sensation tiède et agréable au ventre, avec un sourire radieux sur lequel se reflétait la lune, entre des bras aimants, allongée sur des coussins et la tête sur un torse chaud. Le voyage onirique qui s'ensuivit pour elle fut tout aussi splendide ; et quand les premiers rayons du jour vinrent caresser son visage accompagnés de la main de Dietr, elle se sentait plus pleine qu'elle ne l'avait jamais été. Alors qu'elle était encore sous l'emprise des vapeurs du sommeil, il la serra puissant contre lui ; puis il se leva et entreprit de se rhabiller. Elle s'étira et marmonna quelques mots sans suite, et ne remarqua pas immédiatement qu'il s'en allait.

Quand elle le comprit cependant, il se dirigeait déjà vers la porte ; elle voulut se lever, protester : mais elle était nue et surtout elle pouvait lire la détermination dans le regard de Dietr.

– Chut, fit-il doucement, rendors-toi. Il est tôt, et personne ne doit savoir.

– Mais...

– C'est parce que tu n'es pas bien réveillée. Autrement, tu me pousserais vers la porte à coups de pied.

– Te reverrai-je au moins ?

– Tout dépend de si tu en as envie...

Tout d'un coup elle eut un désir brûlant d'embrasser cette bouche qui lui faisait tant de mal en s'en allant, mais il ne lui en laissa pas l'occasion.

– Adieu – ou au revoir peut-être.

Et il referma la porte, sortant comme il était entré. Hannah, écrasée, retomba sur le lit, et elle s'y rendormit presque immédiatement.

Quand elle se réveilla, elle ne garda de ce départ qu'un vague souvenir, comme s'il faisait partie d'un rêve. Elle ne repensa pas encore à la nuit qu'ils venaient de passer ; seuls deux mots étaient restés clairs et nets, comme un ordre, à son esprit :

Bats-toi.

***

Elle ne leur laissa pas de place pour la discussion. Elle leur annonça qu'elle partait à nouveau à la recherche de Karey Daa, et que eux n'aurait qu'à poursuivre comme ils avaient convenu. Elle recueillit certes bien des protestations, mais elle n'en tint pas compte ; elle leur dit que si jamais elle ne revenait pas, ils n'auraient qu'à continuer leur chemin sans elle, et qu'ils sauraient bien comment arranger sa succession. Elle resta assez vague à ce sujet – c'est-à-dire qu'elle partit sans spécifier qui deviendrait souverain après elle, car elle commençait à voir son ressentiment envers Maïke s'effacer. Après tout, elle laissait la porte ouverte – mais elle n'était pas sûre d'avoir fait le bon choix, car si elle venait à avoir une lente agonie, la pensée de son empire tombant entre les mains de Maïke risquait fort de l'obséder.

Elle essaya de ne pas y penser ; elle mangea, se prépara une petite besace, saisit son bâton, et quitta l'auberge avant ses compagnons.

J'ai senti ses traces vers l'Est.

Elle sourit tandis que la voix de Dietr résonnait dans sa tête, mais se reprit dès qu'elle eut retenu les instructions. Il était plus que nécessaire qu'elle fasse le vide complet dans ses pensées. La route s'étalait et serpentait devant elle, grise et caillouteuse sous ses pieds, mais apparaissant presque couleur crème à l'horizon.

Avancer vers l'est. Un pas puis l'autre. Pas besoin de se poser de questions. Laisser le mouvement devenir un automatisme. Avancer droit devant. Marcher. Devenir la route. Marcher. Avancer. Devenir le mouvement. Être la marche...

Lentement, le temps s'écoula, la route avança sous Hannah, et fondit autour d'elle. L'écoulement même du temps s'envola ; elle savait qu'elle marchait, mais tant qu'elle continuait à avancer, il ne lui restait plus rien. Elle aurait été incapable de dire depuis combien de temps elle avançait, mais elle ne pouvait pas encore s'arrêter. Le soleil fila dans le ciel, les nuages glissèrent sur leur piste bleue, et puis la nuit vint – et les étoiles, elles, parurent plus immobiles ; et de toutes façons, Hannah ne prêtait plus attention à rien. Elle ne réfléchissait même plus.

Quand le soleil irradia à nouveau l'horizon, elle commença à sentir son estomac qui la tiraillait, semblant l'attirer au fond d'un gouffre noir et froid. Elle tentait d'ignorer ces cris de ses entrailles, mais ils ne cessaient de revenir, toujours plus brûlants à mesure que les heures la séparant de son dernier repas augmentaient.

Rapidement l'astre céleste tomba en une cascade rougeâtre ; le ciel était flamboyant et la terre sombre. Elle marchait depuis près de deux jours, et elle s'en était à peine rendu compte ; elle n'avait pas mangé, elle n'avait pas dormi, mais elle ralentissait tout de même, si bien qu'elle s'effondra dans l'herbe sèche. Elle poussa un gémissement étouffé, et ses yeux se fermèrent tous seuls.

Elle les ouvrit pour puiser sa gourde dans sa besace, et avaler fébrilement une gorgée d'eau tiède ; puis elle mordit avec ardeur dans le quignon de pain qu'elle avait emporté. Elle mangea un peu et but autant ; ensuite, terrassée de fatigue, elle s'offrit quelques heures de repos sur le sol où elle s'était écroulée.

***

Elle poursuivit le cycle, inlassablement. Les XXIs devaient approcher du palais, ils y étaient peut-être même déjà arrivés, mais elle n'en savait rien, et elle n'avait aucun moyen de le savoir. Elle ne s'arrêtait que très peu, dormais et mangeais à peine. Elle avait plus l'impression de se traîner lentement à travers le pays entier que de s'engager dans une course-poursuite effrénée ; elle n'avait pas encore aperçu de signes évidents qu'elle était bien sur la bonne piste.

Et puis avec la vitesse– ou plutôt la lenteur – à laquelle elle se déplaçait, elle n'était pas sûre de pouvoir le rattraper un jour. Ce colosse était peut-être lent, mais il semblait posséder le don de disparaître en un instant. Il ne fallait pas oublier que cette rencontre avait des chances d'aboutir à la mort de Hannah, ce qui n'était pas pour la motiver à accélérer la cadence. D'ailleurs, son estomac toujours vide n'aidait pas non plus.

Elle analysa tout de même sa situation, et en conclut qu'elle ne pourrait pas continuer ainsi très longtemps. Elle mangea donc avec grand appétit et dormit une nuit complète – seulement, à ce moment-là, elle avait perdu le compte du nombre de fois où le soleil s'était couché depuis son départ, et elle vida ses provisions. Coupée des repères temporels, sans eau ni nourriture, elle ne garda pas ses forces très longtemps.

Elle traversait des routes, puis de la route passait au fossé, pour finir par traverser des champs où les herbes folles lui frappaient les mollets. Elle marchait toujours, mais plus le temps passait, et plus c'était sa détermination seule qui lui permettait de tenir debout.

Enfin quand il lui sembla que cela faisait une éternité qu'elle vivait ainsi, le paysage commença à se fondre autour d'elle ; le ciel devenait rouge, les nuages étaient autant de soleils jaunes, et la terre ondulait en d'incontrôlables vagues.

– Est-ce la fin ? murmura-t-elle, et chacun de ses mots résonna contre son crâne et lui siffla dans les oreilles.

L'éveil de Karey Daa (Les XXIs, livre III)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant