Chapitre XIV

73 11 0
                                    

XIV

Le lendemain, Hannah était d'humeur tout à fait maussade, mais il lui fallut tout de même se lever de bonne heure. Le ciel était gris et triste, et il faisait froid. Elle frissonna et demanda sa robe de chambre en attendant qu'on lui apporte ses habits. Elle se fit habiller bien chaudement, demanda des toasts et un thé bouillant, et plongea la tête la première dans sa journée.

La réunion qui avait été prévue la veille se tint donc, mais Hannah se garda bien de mentionner à ses compagnons le sombre présage dont elle avait été une nouvelle fois victime. Le Cavalier oublié occupait pourtant presque toutes ses pensées, et revenait à la charge chaque fois qu'elle n'était pas pleinement affairée à autre chose.

– Toujours est-il, commença Maïke, que nous en sommes à notre problème initial. Comment offrir au Suprême l'odeur du sang ?

 – Il me semble, intervint Östark, qu'avant de penser à la manière de le lui offrir, il faudrait d'abord savoir ce que c'est même que cette odeur.

– Et puis du sang... le coupa Praag en posant son coude sur l'épaule de son petit ami. Du sang de quoi, hein ? D'animaux ?

– Et vous pensez vraiment que le Suprême se contentera d'animaux ? répliqua Winter d'un air méprisant. Celui qui a eu besoin de choisir quarante êtres pour qu'ils engendrent vingt-et-un enfants pur sang, se contenterait qu'on lui sacrifie de vulgaire bestiaux ?

– Et qui parle de sacrifier ? s'enquit Permien. Ne peut-on pas trouver des animaux dont le sang a une odeur si forte qu'il ne faudrait pas lui ôter la vie ?

– Ridicule, l'arrêta Winter. Tu n'as pas écouté ce que j'ai dit ou tu parles juste pour qu'on se rappelle que tu existe ? Parce que ça ne sert pas à grand-chose, tu es insignifiant de toute façon.

Permien se renfrogna ; il n'avait jamais réussi à répliquer, et, de toutes façons, Hannah se leva et écrasa ses deux poings sur la table avant qu'il n'en ait eu l'occasion.

– Ça suffit ! Il ne nous servira à rien de tourner autour du pot. Il faut bien se rendre à l'évidence. De un, c'est bien entendu du sang humain qu'il faudra à notre maître – et quand on ne sait pas, on se tait ! C'est un affront fait au Suprême de proposer qu'on lui tue des chiens. Et de deux, il est bien entendu nécessaire d'abattre un être pour répandre son sang. Alors, la seule véritable question est : de qui allons-nous répandre le sang, et par quel moyen ?

Un silence suivit cette déclaration ; de toute évidence, personne ne se sentait vraiment prêt à assumer les conséquences de la réponse qu'il s'apprêtait à formuler.

– Mes chers sujets, appuya Hannah, une lueur aussi amusée que cruelle dans les yeux, je vous trouve la mémoire bien courte. N'avons-nous pas une vengeance à réaliser, et une si terrible qu'une vie passée à tuer n'aurait pas encore réparé les affronts qui nous ont été faits ? Et le Suprême ne serait-il pas heureux de voir le sang de nos ennemis répandus à ses pieds ?

– Certes, c'est un bien beau discours, fit Maïke, le menton posé sur sa main, mais il va nous falloir une application plus concrète.

– Ah, c'est du concret qu'il te faut, Maïke ? Et bien soit. Tu seras aux premières loges quand je ferai écraser en place publique Jerrick Brad-Pinson.

A ce nom, tous la regardèrent d'un air ébahi, et ce fut à son tour de s'appuyer sur sa main avec suffisance.

– Cela vous étonne, n'est-ce pas ? Allons, est-ce que quelqu'un ici oserait décréter qu'il mérite de vivre ? Dans ce cas, je ne vois pas ce qui m'empêche de laver dans son sang un an de souffrance terribles – voire plus, pour certains d'entre nous.

Elle regarda Lii, dont l'air déterminé lui montrait bien qu'elle aurait voulu faire de même du Docteur Hudson, si seulement ce dernier eût été encore en vie.

– Et il n'est pas le seul de nos anciens bourreaux à croupir au bagne de Saint-Hélène depuis mon couronnement – mais croyez-moi, c'est bien trop gentil pour les ordures que j'y garde. Il est grand temps qu'elles se rendent enfin utiles à la nation.

Personne ne répondait ; mais le silence général était plus qu'approbateur.

– Alors c'est décidé ; de toutes façons, la décision finale m'appartient et j'avais déjà résolu de mettre en place ces exécutions. Et pour ceux qui auraient pu avoir des réticences, j'avais préparé la thèse suivante : tout ce qui appartient au Suprême est Vérité, et la vérité est simplement ; si elle est parfois difficile à accepter, en revanche, elle est toujours nécessaire, et en peux jamais être mal, car elle est tout à la fois. Sur ce, je clôture cette séance ; et j'ai l'impression que cette fois, nous marchons vers les succès.

Et pendant qu'elle se levait et regagnait ses appartements pour donner des ordres, le cavalier courait encore les routes, avançant plus vite jamais.

***

Assise derrière son large bureau de fonction encadré de bibliothèques et au siège recouvert de cuir, Hannah se faisait apporter des dossiers dans de larges classeurs par l'intermédiaire de son interphone. Quand elle en eut une pile suffisante devant elle, elle entreprit de noter des informations au fil des pages. Rapidement elle eut une feuille presque complète, et elle fit appeler le secrétaire chargé d'exécution. Ce dernier rectifia sa cravate et sa mèche avant d'entrer et se plia en une révérence impeccable.

 – Barren, lui ordonna-t-elle, j'ai fait ici une liste de prisonniers – la plupart d'entre eux sont au bagne de Saint-Hélène depuis un certain nombre d'années, et quelques-uns sont répandus dans des mines à travers le pays, celles de Midforth, notamment. Il me les faudra tous réunis dans la prison Gregor Ier. Je vous laisse une semaine ; vous avez quelques informations supplémentaire à la fin. Et vous pouvez, bien entendu, employer pour cela tous les hommes qu'il vous faudra.

Sur ce, elle lui tendit le papier en souriant, et il sortit aussitôt – en effet, il n'avait pas une seconde à perdre, car le temps qui lui était accord était à peine suffisant pour être certain de bien accomplir sa tâche. Il avait tout de même vingt-et-un prisonniers à rassembler.

Hannah le regarda partir avec un dernier petit sourire satisfait.

– Cette fois, murmura-t-elle, non seulement nous serons vengés à nouveau, mais surtout ces ordures souffriront ce que nous avons souffert ; ils seront le même nombre que celui que nous étions – mais je sais qu'ils seront incapables de soutien et de bravoure, ce ne sont pas des valeurs de leur espèce –, ils seront méprisés, ils auront mal, et ils mourront les uns après les autres. Je n'aurai pas de pitié pour mes bourreaux ; une souveraine doit se montrer magnanime, mais pas indulgente, et jamais je n'aurai de scrupules à châtier ceux qui le méritent. Et une femme comme moi ne trahit jamais ses promesses, même quand elle a promis de répandre le sang.

Et elle avait beau parler avec un air grave, elle jubilait intérieurement.



L'éveil de Karey Daa (Les XXIs, livre III)Where stories live. Discover now