Chapitre XXIII

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XXIII

– Est-ce que par hasard... Votre Majesté serait venue pour nous ? demanda timidement l'homme qui semblait être le chef du village, craignant de tirer Hannah de sa réflexion.

– En quelque sorte... On pourrait dire que c'est une longue histoire, mais elle ne vaut pas la peine d'être racontée.

Elle sourit, ce qui fit sourire son interlocuteur aussi, sans pour autant qu'il ait compris sa réponse. Puis elle se pencha à nouveau sur le cheval massacré qu'éclairaient furtivement les torches des villageois. La voix la frappa soudain comme une massue s'abattant ses épaules. Elle s'y attendait, mais elle chancela tout de même. Chaque mot semblait martelé contre son crâne.

"Quand le ciel s'obscurcit de bleu et de noir,

Quand les nuées amassées procurent le désespoir,

Il arrive. Avec lui le Mal inconnu s'éveille."

– Votre Majesté ? Vous voulez peut-être que nous rentrions chez nous ?

– Non. Enfin, si. Écoutez, Monsieur...

– Sarrynge. Je suis le maire de Heyssfith Village.

– C'est ce que j'avais cru comprendre. Vous et vos concitoyens allez conclure ici votre réunion nocturne. Vous serez assez gentil, pour, en passant, nous faire ouvrir l'auberge ; car, comme vous le voyez, nous ne voyageons pas vraiment en petit comité. Nous sommes venus ici pour restaurer le Règne de Haars Besoor ici bas, et ce n'est pas un cheval mort qui nous arrêtera ! Nous commencerons notre expédition dès demain. En attendant et d'ici là, nous exigeons de dormir.

***

Quand Hannah ouvrit les yeux le lendemain matin, elle sut qu'il n'y avait plus d'échappatoire. C'était en cet instant même que la véritable action, que la quête même, commençait. Il n'était plus question de se détourner, plus question d'attendre ; il fallait se battre, se jeter corps et âme dans la bataille – même si cette bataille demeurait un épais mystère. Maintenant, elle n'avait plus le peuple pour lui servir de spectateurs et d'excuse ; elle était seule dans l'arène – enfin, pas tout à fait seule, mais elle avait définitivement perdu le principe de se reposer sur autrui – et elle allait honorer sa position d'Élue.

Les êtres exceptionnels ne sont plus rien s'ils arrêtent d'accomplir des choses exceptionnelles. Peu importe qui est avec nous, au moment où le véritable défi et le véritable danger surviennent, on est seuls. Je ne dois rien oublier de tout cela.

Elle se redressa et renvoya un regard farouche à la femme pleine de volonté dont elle croisa le reflet dans la glace en face du lit. Puis elle laissa ses pieds s'enfoncer dans le tapis poussiéreux de sa chambre avec un soupir. Ses yeux se posèrent sur la porte de la salle de bain, et elle se leva.

Dans le hall de l'auberge, elle retrouva ses compagnons bien reposés et pour certains d'ores et déjà attablés. Ils se levèrent dès qu'elle entra dans la pièce ; elle leur fit signe de se rasseoir d'un air las – ce dont une partie s'inquiéta –, croqua dans le toast qui l'attendait, et, après avoir avalé une gorgée de thé, toisa l'assemblée avec l'allure d'un patriarche tout-puissant. Et ce ne fut pas sans effet – immédiatement tous se turent pour respectueusement reporter leur attention sur elle.

– Profitez bien de ce dernier repas que vous faites, car à présent, vous devrez vous battre. J'espère que vous êtes prêts. Mais de toutes façons, vous n'avez plus le choix. J'ignore combien d'entre vous seront avec moi jusqu'à la fin. Quoi qu'il en soit, mangez, et puis nous partirons.

Elle-même se nourrit fort peu ; elle prit encore une ou deux tranche, puis quitta la pièce. Elle parla une dizaine de minutes avec la tenancière, et enfin retourna dans sa chambre. Les XXIs ne s'en rendaient pas encore compte, mais elle faisait ses adieux au monde. Déjà elle se préparait à affronter une longue solitude, une longue survie, car elle les avait pressenties. Et même quand elle ne les comprenait pas, elle faisait toujours confiance à ses instincts, car c'étaient eux qui l'avaient fait reine.

Et cependant, ces instincts, elle n'était pas la seule à les posséder – tous savaient que quelque chose se tramait dans l'ombre. Örka tout particulièrement sentait qu'une part de sa terrible meilleure amie avait changé – même si elle se doutait bien qu'il s'agirait d'un changement tout à fait temporaire. Ils la suivirent hors de l'établissement et sur la place à nouveau – cette dernière paraissait beaucoup plus paisible maintenant qu'on lui avait ôté son cadavre grisonnant de putréfaction et que le brillant soleil matinal illuminait les façades blanchies et le pavé poli par les pieds et les ans. Hannah leur fit un signe de la main, et ils la suivirent.  Après la place le village se prolongeait en une avenue et quelques rues tortueuses ; ils en furent vite sortis, et dehors la campagne s'ouvrit à eux, leur présentant un chemin sinueux rongés par les herbes sauvages, des champs brillants et se mouvant dans la brise comme des nuages dans le ciel – et de l'autre côté, une forêt noire et épaisse. Derrière elle s'ouvrait les landes, mais elles n'étaient pas visibles depuis l'endroit où ils se trouvaient. Hannah prit une inspiration presque imperceptible, et un sourire de défi s'afficha sur son visage.

– En avant, murmura-t-elle, et ses compagnons hochèrent la tête comme un long écho.

Elle tourna légèrement les talons et pénétra droit dans la forêt. Immédiatement le ciel parut s'effacer pour faire place à un monde de ténèbres. Il se serrèrent les uns contre les autres, furent écartés par les troncs, et se retrouvèrent comme enfermés de toutes parts. L'air semblait lourd de fumée et leur montait à la tête. Hannah écrasa violemment du pied une touffe d'herbes , qui diffusa une poussière verte sulfureuse, comme si une nappe se cachait sous les plantes. L'impératrice se pencha en avant et agita la main pour récupérer un peu de poussière sur le bout de ses doigts. Puis elle regarda de droit à gauche comme un fier chien de chasse traquant sa proie.

Immédiatement, elle repéra les différentes nappes de poussière toxique sur le sol, qui avaient probablement été laissées par un animal d'un genre nouveau – et dont les pattes seraient enduites de cette même poudre. Elle suivit la ligne qu'ils traçaient sans pour autant les piétiner directement, s'arrêtant devant un arbre à l'écorce particulièrement rugueuse, contre laquelle la bête n'avait pu manquer de se frotter. Elle inspecta le tronc. Il était baigné de lumière sur sa face nord, ce qui laissa supposer à Hannah qu'il devait y avoir une clairière quelques mètres plus loin. Mais ce qui  l'intriguait surtout, c'étaient ces traces noires qui striaient le bois en et semblant toutes être orientées dans le même sens. En y posant ses doigts, elle constata que les traces s'effaçaient.

– De la cendre... murmura-t-elle.

Et elle remarqua que les arbres qui l'entouraient portaient tous des traces identiques sur leur face nord.

– Ça vient sûrement de la clairière, continua-t-elle.

Puis, s'adressant à son groupe qui restait à distance :

– On y va. En avant !

Seulement elle avait surestimé la taille de la forêt ; en passant la couronne d'arbres qui les cachait au jour, ils sortirent du bois et se retrouvèrent sur le sommet d'une colline surplombant les landes de Dartmoor.

L'herbe était verte, le ciel couvert de nuages, mais le vent les chassa soudainement. Alors Hannah fit passer le long bâton qu'on lui avait fait faire au palais derrière sa nuque et le posa sur son épaule droite, en rejetant ses cheveux en arrière et en renvoyant au paysage en contrebas un air de défi.

Ils étaient terriblement fiers et imposants, à trente-et-un contre des plaines de verdure humides, et avec leurs vêtements d'un noir uni et taillés pour la marche, laissant leurs bras nus et permettant tous les mouvements ou presque, ils semblaient des ombres venu chercher les agonisants pour les ramener en Enfer.

Hannah contempla l'horizon, puis la terre au bas de la petite colline – et c'est là qu'elle vit le cratère.


L'éveil de Karey Daa (Les XXIs, livre III)Where stories live. Discover now