Chapitre XI

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XI

Hannah s'éveilla en sursaut et regarda autour d'elle furtivement, hors d'haleine. Où était-elle ? Quels étaient ces murs bleu pâle, quel était ce lit aux draps inconnus ? Puis ses yeux se posèrent sur sa malle entrouverte en face d'elle, et elle poussa un soupir de soulagement. Le voyage... tout allait bien. Elle se redressa ; son premier réflexe aurait été de tirer la cordelette à sa droite pour que Anne lui apporte son petit-déjeuner. Elle sourit en s'étirant ; un an à peine lui avait suffi pour que les habitudes de la vie au palais s'ancrent profondément en elle. Impératrice ou pas, dans une auberge de campagne, elle serait bien obligée de descendre si elle voulait manger, peu importe son état de fainéantise matinale. Elle se leva et partit s'habiller dans sa salle d'eau.

Un petit quart d'heure plus tard, elle descendait l'escalier jusqu'à une table éloignée de la salle de bar joliment recouverte d'une nappe à carreaux rouges et blancs. La patronne, une brave femme en tablier couleur crème, toute heureuse de l'honneur que lui faisait sa souveraine de séjourner chez elle, vint saluer et lui apporta une assiette de toasts et de la marmelade d'orange. Elle lui servit un thé bouillant dans les règles de l'art avant de s'éclipser en une révérence légèrement maladroite. Hannah la remercia d'un signe de tête et d'un sourire puis attaqua son repas à pleine dents. Le pain croustilla dans sa bouche et l'acidité couverte par le sucre de la marmelade lui apportèrent tout le réconfort dont elle avait besoin. La journée s'annonçait fort belle ; c'était un agréable présage.

Bientôt tout la compagnie qui séjournait dans l'auberge fut sur pied et nourrie ; et ils allèrent quérir ceux de chez La Bourrue, qui paraissaient beaucoup moins frais et ayant beaucoup moins bien dormi.

Ils avaient déjà parcouru la moitié de la route, ils n'étaient pas pressés ; aussi prirent-ils le temps de passer saluer le maire à l'hôtel de ville, qui les reçut grandement avec force de poignée de mains et de cafés ; après quoi ils firent le tour des établissements renommés de la bourgade et de ses coquettes petites boutiques le long de la grand-rue. Vers midi ils déjeunèrent fort bien d'une omelette au beurre et aux champignons à la terrasse d'un restaurant très agréable ; puis ils se mirent en route. Spontanément, tous reprirent la même place dans le fourgon. Hannah continua à regarder par la fenêtre quand les chevaux partirent au galop ; et Lii reprit sa broderie. Derrière elle, Judi parlait doucement avec Kass, et elles riaient de bon cœur, la chevelure rousse et le teint pâle de l'une contrastant avec les courts cheveux noirs et la peau chocolat de sa voisine. De l'autre côté de l'allée, Östark et Makss retrouvaient une amitié perdue, tout comme Praag et Nitjzki derrière eux. L'ambiance dans l'immense fourgon était aux retrouvailles et à la bonne humeur ; il ne faisait pas trop chaud et le voyage s'annonçait une fois encore des plus agréables. Ce n'était que le second jour ; mais tout se passait toujours si bien que l'objectif premier de l'expédition ainsi que la catastrophe qui les avait frappés quittaient peu à peu l'esprit des XXIs. Hannah s'en rendait bien compte, mais elle ne disait rien. Elle attendait, telle un terrible philosophe, que les malheurs s'abattent à nouveau sur leur tête, car elle savait qu'ils arriveraient immanquablement. Elle attendait donc, silencieuse, son terrible regard perdu dans les campagnes que le soleil du début d'après-midi irradiait.

***

Il faisait déjà nuit quand ils arrivèrent à Blacksmith Bridge. La ville cette fois était plus petite encore ; et surtout elle n'était qu'à moitié inconnue aux voyageurs. En effet les Fuyards la connaissaient même fort bien pour être l'endroit où ils avaient non seulement rencontré Caïrn, Ahrel et Kass, mais aussi pour être le lieu habité le plus proche de la Rétine, là où ils s'étaient fournis tant de fois en vivres et en tissus. Quant à Hannah, si c'était la première fois qu'elle contemplait de ses propres yeux la bourgade qu'une rivière traversait à l'est, en revanche cet endroit restait à jamais gravé dans sa mémoire tel une ombre noire qui la hantait pour lui rappeler ce qu'elle avait vécu.

Ils se rendirent à la première auberge qu'ils trouvèrent et décidèrent de tous y loger. Mais à peine eurent-ils passé les portes que Hannah se souvint.

C'est ici...

Elle en était sûre. Elle s'en souvenait parfaitement bien ; ces couloirs sombres étaient tels qu'elle les avait imaginés. On lui donna la meilleure chambre ; et dès qu'elle fut seule elle s'effondra par terre. Et ce satané aubergiste qui avait fait comme s'il ne l'avait jamais vue !

Elle s'avança jusqu'au coin reculé de la chambre, et là la vue du lit lui fit comme un coup de poing. C'était ici que Dietr et Öskr, les Hommes en Violet l'avaient traînée et battue comme un vulgaire chien qui avait pour seul fonction de les conduire à un filon. Et encore, si l'on voyait des hommes traiter un chien de la sorte, on s'offusquerait, on prendrait la défense de la bête : or personne n'avait fait le moindre geste pour l'aider. Elle frappa du poing le tapis poussiéreux. Si seulement la garde spéciale de S. M. ne s'était pas suicidée à la mort de leur reine ! Ah, ce qu'elle aurait voulu faire aux assassins de ses parents et à ses bourreaux ! La frustration la rongeait ; il ne fallait pas qu'elle continue à regarder ce lit. Elle soupira et alla se coucher dans l'autre pièce. En se glissant dans les draps, elle eut un frisson de haine et de dégoût en songeant que Dietr avait dormi au même endroit. Elle serra l'oreiller contre elle et ferma les yeux malgré tout.

Et le plus horripilant fut sans doute qu'elle rêva de ces mêmes Hommes en Violet.

***

Le lendemain, elle se sentit oppressée dès le réveil ; des mains de fer étreignaient sa cage thoracique, et la couleur du ciel même semblait faite pour la convaincre de rester cloîtrée dans sa chambre. Le jour était venu – ils iraient visiter le sanctuaire avant midi, elle ne pouvait pas s'échapper. D'ailleurs, il était grand temps qu'elle cesse définitivement ne fût-ce que de vouloir fuir. Elle se redressa ; elle avait une furieuse envie de cracher sur le lit qu'elle vit en face d'elle, mais elle se contint. Elle jeta violemment de l'eau sur son visage, redressa la tête et se regarda droit en face dans le miroir.

Il était temps d'affronter une nouvelle épreuve du destin.

L'éveil de Karey Daa (Les XXIs, livre III)Where stories live. Discover now