Chapitre XXX

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XXX

Elle tenait son arme à deux mains. Tout son corps était fléchi dans l'action ; il passa comme éclair, et puis ils entrèrent en collision.

Les pieds de Hannah se balancèrent vigoureusement dans le torse du géant tandis que son bâton frappait l'épaule jusqu'à en érafler la chair. Elle fit un effort intense pour se redresser et ne pas retomber au sol ; elle se cramponna au cou de Karey Daa, se dressa sur lui, puis, avec une rapidité exceptionnelle, lui asséna un coup dans l'oreille avant d'enfoncer la lame qui surmontait son bâton dans la plaie qu'elle avait déjà faite dans la peau grise du monstre. Ce dernier rugit et se secoua, mais Hannah se suspendit à l'une de ses cornes et tint bon.

La terrible bête était l'incarnation de quelque chose de puissant ; elle n'était donc absolument pas stupide. C'était à peine si Hannah l'avait prise au dépourvu ; elle s'apprêta à riposter. Elle saisit vigoureuse le tronc sculpté qui lui servait de masse et la leva ; pendant ce temps Hannah sciait la corne à laquelle elle avait commencé par s'attacher. Karey Daa vit pivoter son torse d'un coup sec, sans parvenir pour autant à faire tomber son adversaire. Hannah frappait toujours plus fort la corne du géant, quand ce dernier, poussé à bout, bondit en avant, atterrit à quatre pattes, et secoua la tête avec toute la force de son corps surpuissant. Hannah fut projetée au sol, mais –ô début de victoire!– elle tomba la corne à la main. Son dos racla contre le sol, déchirant ses vêtements et des fragments de peau au passage. Les larmes lui vinrent aux yeux et des gouttes de sang tiède éclatèrent au grand jour, mais cela n'avait plus d'importance ; elle souriait, et serrait sa corne comme une précieuse relique la rattachant à la vie. Son terrible ennemi se redressa et l'écrasa une première fois du regard avant de lever à deux bras son tronc surmonté d'une masse de pierre pour l'écraser une seconde. Il y eut comme un éclair soudain ; Hannah eut l'impression que la terre s'arrêtait de tourner. Elle vit l'arme aussi massive que meurtrière s'abattre lentement, très lentement – il lui semblait qu'elle devait traverser d'épaisses couches de gelée. Elle était comme hypnotisée, clouée sur place, elle n'eut le temps de rien faire, à peine de se cramponner au sol.

Et puis ce fut l'impact. 

Tout l'air quitta ses poumons d'un seul coup tandis qu'elle se convulsait en avant. La douleur, le choc lui fit perdre momentanément la vue ; le paysage comme le visage de son ennemi éclatèrent en une foule de scintillantes étoiles blanches qui lui lacéraient les rétines. Elle entendit des craquements – ou plutôt, elle les ressentit de l'intérieur, ainsi qu'une atroce douleur qui lui aurait coupé le souffle si ses poumons n'étaient pas déjà vides, et qui l'aurait aveuglée si elle y voyait encore quelque choses. Un cri mourut dans sa gorge ; ses côtes brisaient, son ventre se déchirait sous le poids énorme qui le transperçait. Du sang monta en flots par sa bouche, se répandit dans la terre, et ruissela le long de ses tempes, inondant son visage. Du sang... du sang partout... son sang, qui abreuvait le sol et dont les effluves montaient vers les cieux... Dans un dernier effort, elle remua en vain les bras. Elle vit, par intermédiaires entre toutes les taches qui obstruaient sa vision, le monstre terrible, fulminant – mais n'ayant plus qu'une corne. Alors, malgré la douleur lancinante, malgré l'énorme tronc et la masse tranchante qui l'avaient pratiquement coupée en deux, elle sourit, du sourire faible des morts.

Le peu de paysage qu'elle apercevait vacilla, elle entendit un résonnement sourd au fond de son crâne, puis tout devint noir, et elle sentit la vie s'échapper d'elle à la fois par son sang et par le faible soupir qu'elle exhala.

***

Lentement, elle tenta d'ouvrir les yeux. Ses paupières étaient terriblement lourdes et elle sentait comme des masses martelant constamment l'intérieur de son crâne. Elle allongea légèrement la tête en arrière ; elle était dans un environnement lourd, et il lui semblait qu'elle était entourée de coton épais, et si moelleux que c'en devenait presque étouffant. Elle regarda autour d'elle ; elle vit le ciel partout. Il était au-dessus d'elle, terriblement proche, comme si elle pouvait s'écraser contre sa voûte ; et puis il était à ses côtés, et, même si elle ne pouvait le voir, elle devina qu'il était en dessous-d'elle aussi.

Où était-elle ? Elle tenta de palper son environnement ; ses mains se refermèrent sur le vide, mais elle sentit comme de la vapeur qui filait entre ses doigts. Où était passée la corne qu'elle tenait si fermement peu auparavant ? Lentement, les taches scintillantes disparurent et elle put mieux distinguer l'endroit où elle se trouvait. Elle était comme enfoncée dans un épais tapis qui s'étendait à perte de vue, et aux nuances de rose et de dorée. On aurait dit... des nuages ? Oui, plus elle y pensait, moins il y avait de doute : elle était allongée au milieu des nuées, dans les hauteurs du ciel. Soudain, elle sentit la surface où elle reposait trembler et s'agiter. On aurait dit que c'était le monde entier qui se secouait tout ensemble ; elle s'agita, paniqua, retomba en arrière. Ensuite elle fut à nouveau aveuglée ; juste en face d'elle, à une dizaine de mètre à peine, une sphère d'or irradiante de jaune et d'orange l'illuminait. On eut dit le Soleil. Mais c'était impossible... Elle plissa les yeux pour tenter de mieux comprendre... Non, c'était une grande surface si brillante et si parfaitement polie qu'elle reflétait l'astre solaire mieux que la Lune elle-même. Elle distingua comme une épaisse rangée de lianes sèches... Non, c'étaient des cils ! Des cils royalement courbés, longs d'un bon mètre chacun, d'un marron intense et d'une grâce subtile. Ce banc d'algues célestes frémit tout à coup ; il s'entrouvrit, Hannh distingua un peu de blanc dans l'ouverture, puis il se referma. Une large goutte y perla ; c'était une larme qui roula sur les nuées environnantes, semblant être façonnées pour lui servir d'écrin.

C'était bien un œil immense auquel elle faisait face, ou plutôt c'était l'Œil, encore engourdi par son céleste sommeil. Lentement, sa paupière d'or se souleva, envoyant une nuée de paillettes bercer les nuages.

Alors sa prunelle plus flamboyante que tous les astres réunis se révéla tout à fait ; il y brûlait d'ardentes flammes. L'iris pivota à droite, à gauche, semblant chercher quelque chose et s'habituer à son nouvel environnement. Hannah retenait son souffle, sans bien savoir pourquoi.

Puis le regard de l'Œil s'arrêta sur elle avec une ardeur qui aurait brûlé et foudroyé sur place n'importe quel autre que l'Élue.


L'éveil de Karey Daa (Les XXIs, livre III)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant