Chapitre IX

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IX

Le lendemain, ils étaient fins prêts. L'heure était grave, et pourtant ils étaient d'humeur assez gaie. Toute l'expédition se présentait comme une aventure réjouissante ; ils verraient du pays, ils riraient en se racontant des actes du « mauvais vieux temps » au Bagne et du « bon vieux temps » où ils campaient entre Fuyards dans la Rétine, et enfin ils retournaient sur le lieu où tout avait commencé – et où tout avait failli se terminer également. C'était donc dans ces perspectives qu'ils s'étaient levé le matin et qu'ils avaient déjeuné avec un fort bel appétit. L'intérieur du palais était presque triste, car les grandes salles étaient fermées et les meubles bâchés pour qu'ils ne prennent pas la poussière pendant l'absence de la souveraine ; mais vu de l'extérieur, il rayonnait dans le soleil matinal.

Hannah avait l'air farouche et déterminé. Elle avait demandé un travail tout particulier à ses couturiers ; elle était vêtue d'un pantalon foncé et moulant par-dessus lequel tombait une robe victorienne courte à l'armature légère et ouverte sur le devant. Une chemise des plus raffinées et aux épaulettes bouffantes disparaissait sous la fourrure beige enroulée autour de son cou. L'impératrice apparaissait comme fière, énergique, prête à aller de l'avant, et surtout prête à se battre. Tous les XXIs et tous les Fuyards l'entouraient comme une armée s'apprêtant à plonger corps et âme dans la bataille, et ils étaient tous vêtus de la même façon, sauvages de par leurs fourrures et conquérants de par leurs jambes apprêtées pour la marche. Hannah était fière ; fière de ses camarades, fière de sa nation, fière de ce qu'elle avait accompli jusqu'à présent et confiante dans ce qu'elle accomplirait dans le futur ; un sourire de défi se dessinait naturellement sur ses lèvres.

Ils sortirent et se tinrent un instant alignés devant la majestueuse façade de XXI Palace – puis la souveraine lança d'une voix forte :

– En avant !

Elle fit un mouvement de la tête qui fit onduler sa chevelure dorée le long du vent et sous le soleil. Dans sa main était un sceptre tout d'or et de la taille de son avant-bras ; elle le passa sur son épaule et ouvrit la marche. Ils passèrent les grilles impériales et descendirent l'allée en pente. En bas, le terrain plat s'ouvrait sur une artère, plongeant au cœur de la ville fourmillante d'activité. Hannah était d'humeur souriante ; elle sourit à son peuple, dans la majorité trop pressé pour lui prêter vraiment attention, et ensuite un immense fourgon de métal, des dimensions d'un bus, tiré par quatre chevaux GB-740 de la dernière génération s'arrêta devant eux. Un valet de pied et deux gardes impériaux en sortirent et en ouvrirent les portes en s'inclinant très bas. Toute la compagnie y monta et bientôt le véhicule fendit l'air matinal en parcourant la route aussi bien que s'il était porté par le vent. Hannah, assise dans la première rangée derrière le chauffeur, observait par la vitre teintée – et invisible de l'extérieur – les rues d'un air pensif. A ses côtés, Lii, vêtue de blanc, de crème et de rose pâle comme à son habitude, brodait de délicats et complexes motifs fleuris dont elle parerait sûrement l'un de ses nombreux ouvrages de tapisserie. De l'autre côté de l'allée, Örka berçait tendrement le petit Saül, sous le regard aimant de Maïke. Hannah aurait préféré que l'enfant ne soit pas du voyage, mais les jeunes parents avaient jugé l'expédition sans danger. La route s'annonçait assez longue, mais fort agréable.

***

Quand ils s'engouffrèrent sur les premières routes rurales, Hannah regarda longtemps les hautes cheminées fumantes de la périphérie s'éloigner progressivement jusqu'à ce qu'elles meurent à l'horizon. Alors elle soupira, et son souffle s'imprima en buée sur la vitre. Ellelaissa ses yeux se perdre dans l'immense vert des campagnes anglaises ; de temps à autres, une tache apparaissait pour filer presque aussitôt : c'étaient des maisons paysannes toutes de brique, et qui en enthousiasmaient beaucoup ; cependant Hannah leur préférait les coquets petits pavillons de banlieue, parce que, malgré elle, ils lui rappelaient celui dans lequel elle avait grandi. Quoi qu'il en fut, désormais elle devait vivre dans la grandeur et dans la majesté ; elle était la Reine – et même l'Impératrice –, et l'Élue, c'était ce pourquoi elle était née. Quelques fois pourtant elle en venait à se questionner. Était-ce vraiment ce qui avait été voulu pour elle, ou alors était-ce elle qui abusait du pouvoir qui s'était trouvé à sa disposition ? Non, c'était ridicule. Personne ne pouvait être plus apte à gouverner qu'elle. S. M. n'avait pas d'héritiers, et de toutes façons, le règne de la Famille Mc Bullock n'avait rien de légitime ; il ne pouvait se justifier que par le sang, et la généalogie a toujours eu ceci de particulier qu'elle a toujours été facile à modifier à sa guise sans être aisément vérifiable. Pour diriger un peuple, il faut avant tout s'en montrer digne – puis l'impressionner, s'en montrer digne, lui imposer le respect et aller jusqu'à s'en faire aimer ; alors le trône est bien plus solidement ancré qu'il ne l'aurait été avec n'importe quel ADN ou n'importe quelle lignée. Elle sourit.

L'Élue...

Il lui arrivait de se demander qui elle était. Dans ces moments-là, c'était le terme Élue qui lui convenait le mieux. Maintenant que sa place dans le monde lui était assurée, maintenant qu'elle avait trouvé sa véritable identité, il ne lui restait qu'une chose à faire.

J'ai eu beaucoup de noms... Olivia, A-03, Clemence Hawcourt... Et désormais, Sa Majesté Impériale Hannah Huckledown. Je suppose que c'est ma vraie nature – non, je le sais –, mais maintenant, il faut que je laisse ma marque.

Et elle laissa échapper un petit soupir qui était tout aussi majestueux que sa condition.

L'éveil de Karey Daa (Les XXIs, livre III)Where stories live. Discover now