Chapitre XXXIV

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XXXIV

Hannah ouvrit lentement les yeux. Du bout des doigts, elle tâta le cuir capitonné de la banquette de la voiture. Elle sentait les légers cahots de la route sous elle ; et en face d'elle le soleil levant éclatait en une explosion de lumière blanche sur tout le ciel, à peine obstruée par la forme noire du cocher. Des rayons filtraient à travers les vitres d'entre les hauts arbres. Elle avait quitté la petite auberge si tôt qu'elle s'était rendormie ; elle serait à Londerplatz le soir. Ses pensées allèrent à ceux qu'elle avait laissé partir ; elle se demanda s'ils s'inquiétaient pour elle, et, dans un petit moment d'égoïsme comme elle en avait un peu trop souvent, elle espéra que c'était le cas. Rapidement, elle tenta de tromper l'ennui en se concentrant sur la route. Une ou deux fois, elle croisa le regard d'un passant ou d'un villageois, qui, la reconnaissant, lui faisait un geste respectueux auquel elle répondait par un léger sourire et un signe de la main. Vers une heure de l'après-midi, son ventre se mit à gargouiller ; elle soupira songeant qu'elle devrait encore se passer de repas, et appuya son menton sur sa main et son coude sur son genou. Quand son regard tomba sur ses pieds et sur le fond de la voiture, elle remarqua pour la première fois le panier qui était déposé. L'eau à la bouche, elle le saisit fébrilement et souleva le tissu à carreaux qui le recouvrait. A l'intérieur se trouvait une petite bouteille d'eau et des sandwichs au rosbif avec des tranches de tomates et de la salade. Elle retint un cri et dévora ce cadeau du ciel à pleines dents. Décidément, songea-t-elle, il faudrait vraiment qu'elle envoie des hommes remercier ces aubergistes comme il se devait.

Une fois son panier vide et son ventre plein, Hannah s'endormit à nouveau. Ses épaules se soulevaient et s'abaissaient au même rythme que les larges roues de bois du véhicule et il lui semblait que, dans son sommeil, elle ressentait chacun des cailloux et gravats qui parsemaient la route. Les claquements réguliers des sabots doublés de métal des chevaux, alliés à l'uniforme mouvement de la voiture, la berçait et résonnait jusqu'au fin fond de son crâne comme une symphonie peuplant ses songes. Lentement, elle se sentit glisser hors d'elle-même et vers un autre monde, loin, très loin...

Quand elle ouvrit à nouveau les paupières, l'après-midi touchait à sa fin. A mesure qu'elle se rapprochait de sa destination, et donc du lieu où sa vie, comme tout autre chose, reprendrait momentanément son cours ordinaire, elle ressentait une vague d'angoisse qu'elle ne pouvait s'expliquer. Comment elle, l'une des personnes les plus puissantes de ce monde, pouvait-elle appréhender un retour parmi les siens ? Ç'aurait plutôt dû être les siens qui appréhenderaient son retour. Et c'était dans ces moments de doute-là qu'elle se demandait si elle abordait le problème sous le bon angle. Il lui apparaissait comme évident qu'il restait encore et toujours quelque chose de brisé en elle, mais qu'elle refusait pourtant de voir et qu'elle masquait de son orgueil.

Est-ce que par hasard elle aurait apprécié d'errer, mourant lentement de faim, au milieu des landes ? Cela non plus, ce n'était pas envisageable. Et puis après tout, il était normal qu'il y ait des choses sur elle-même qui lui échappent. Il était impossible de se comprendre soi-même tout à fait – du moins, tant qu'on était pas prêt à se regarder en face et à se dévisager dans ses moindres défauts.

Elle ne comprenait pas vraiment ce qui l'attirait avec une telle violence vers Dietr. C'était quelque chose dans son ensemble, dans l'apparence de l'ancien Homme en Violet, dans son âme, dans toutes les déchirures et les tourments internes qu'il cachait si bien sous sa carapace de muscles et son air dur – qui fondait cependant dès qu'il apercevait Hannah. Il avait vécu longtemps rejeté, puis seul. Il s'assumait en totalité, avec tous ses défauts et tous ses péchés, mais pas en permanence, et sûrement pas devant n'importe qui. Ses blessures étaient trop profondes pour qu'il puisse vivre en les regardant sans cesse. Au fond, Hannah et Dietr se ressemblaient beaucoup ; ils avaient le même genre de vécu, exclus au milieu d'un groupe fermé d'exclus sociaux. Alors, malgré leur apparente opposition de camps et la haine qu'ils étaient toujours supposés se vouer, ils s'étaient rejoints, masqués à la vue de tous. Ils n'avaient pas besoin du regard des autres. Ils pouvaient partager leurs souffrances en criant en silence l'un dans l'autre au milieu d'une nuit noire.

L'éveil de Karey Daa (Les XXIs, livre III)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant