Chapitre XXXI

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XXXI

– Bonjour, Hannah.

La voix résonna au plus profond d'elle-même, et fit à nouveau trembler les nuages et l'espace. Hannah sentit ses oreilles vibrer et son cœur battre au rythme des mots ; il lui semblait qu'elle devenait la voix et que la voix devenait l'air. Le son était trop fort, mais semblait un murmure ; on eut dit un ton délicat alors qu'elle faisait tout trembler comme des centaines de clochers d'église. Il n'y avait pas de doutes ; Hannah ne connaissait cette voix sublime, suprême et terrible que trop bien.

– Haars... Haars Besoor ? Mon maître ?

– Je pense que si je t'autorise à poser des questions, tu en auras de plus utiles et importantes que celles-là.

– Est-ce que... je vous ai retrouvé ? Comment... ?

– Oui et non... N'y allons pas par quatre chemins. Je me suis endormi ; j'ai beau être éternel, j'ai un bon nombre de comportements qui s'approchent de ceux du commun des mortels. Toujours est-il que quand je m'endors, je m'échappe lentement du bas monde pour revenir ici – dans les couches du néant.

– Les couches du néant ?

– C'est un nom comme un autre. On pourrait dire que c'est la frontière entre le monde où vous vivez et le reste. C'est à part, en un sens. Je suis resté tapis ici des décennies entière, avant d'envoyer l'étincelle qui amorça le contact avec les Premiers. Mais tu poses beaucoup de questions, tu as l'air apeurée, ou perdue... Tu as changé.

Hannah déglutit. Tant qu'à faire, elle pouvait bien vider sa tête de toutes les questions qui y tournoyaient en boucle depuis qu'elle avait rouvert les yeux.

– Est-ce que... je suis morte ?

Sa voix se brisa, et devint comme un murmure rauque.

– C'est une question à laquelle je ne peux pas répondre directement, du moins, pas pour l'instant. Ce n'est pas aussi simple que cela. Cela dépend. Et puis, la vie, la mort, au fond, qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce que ça représente ? Je possède la réponse à ces questions – mais ce serait trop complexe et trop abstrait pour que tu puisses en comprendre le sens sans sombrer dans la folie. En tout cas, ce lieu n'est ni l'enfer, ni le paradis – car aucun de ces lieux n'existe. Dis-moi, si tu découvrais que tu étais morte, aurais-tu des regrets ?

Hannah ferma les yeux. Elle vit Örka, et puis Judi, et puis Maïke, avec lequel elle n'avait encore fait la paix qu'à moitié. Puis elle vit Dietr. Lui... il n'était jamais tout proche, mais il n'était jamais vraiment loin non plus. Il n'était pas rentré à nouveau dans sa vie depuis longtemps, mais elle avait oublié comment était cette vie quand elle n'avait personne vers qui se tourner quand elle se sentait froide à l'intérieur. Quand elle n'avait personne à qui penser pour se donner du courage. En pensant à lui, une douce et tiède chaleur se répandit dans le ventre de Hannah.

Elle rouvrit les yeux et soutint le titanesque regard du Suprême. Après tout, si ce n'était pas pour qu'elle le regarde dans le blanc des yeux, pourquoi lui avait-il rendu la vue ?

– Non.

Haars Besoor resta un instant silencieux à son tour.

– Alors je vais te renvoyer là en bas. Ton combat n'est pas terminé. Si tu es en paix avec toi-même, si tu n'as aucun regret, alors tu ne devrais pas avoir de problèmes pour l'abattre. De toutes façons, tu n'es pas faite pour mourir en paix. Dis-toi bien que tant que tu seras assez satisfaite de ce que tu as vécu et accompli pour partir avec le sourire, ton heure ne sera pas encore venue.

Hannah songea que de toutes les prédictions qu'on lui avait énoncées, c'était sans doute l'une des plus étranges.

– Je vais encore te garder un petit peu ; je ne t'ai pas encore tout dit, et tu dois avoir beaucoup de questions. Je ne pense pas que tu réalises encore la force du lien qui nous unit ; ce qui m'a tiré de ma torpeur, ce n'est pas la force avec laquelle Karey Daa a secoué la terre, c'est ton sang. L'odeur de ton sang répandu qui est monté jusqu'à moi et s'est insinué dans mes songes célestes. Ce n'est pas le genre de chose facile à admettre, mais je n'ai jamais prétendu être parfait – je me contente déjà bien d'être universel – : je ne peux pas me passer de toi, Hannah. Du moins, pas encore. Alors, tu mérites d'être éclairée. Pose-moi quelques-unes de ces questions qui te torturent l'esprit. Et quand je trouverai que tu as assez parlé, je te renverrai, et tu devras ou battre Karey Daa, ou mourir pour de bon.

– Pourquoi n'avez-vous qu'un Œil ?

Il y eut un silence. S'il avait possédé le rire, ç'aurait sans doute été en cet instant que Haars Besoor en aurait fait profit.

– Oh ! J'en ai deux, ne t'en fais pas pour cela. Mais il n'y en a qu'un qui est tourné vers le commun des mortels et leur monde ; et vous autres ne pouvez pas voir ce qu'il y a au-delà de votre propre univers.

– Mais enfin, vous parlez. Pourquoi ne voit-on jamais votre bouche ?

– Hannah, j'ai l'impression d'avoir affaire avec celle que tu étais enfant. Tes questions ruissellent d'innocence, c'en est presque triste.

Je suis universel, je crois te l'avoir assez dit. C'est l'expérience, en un sens, qui m'a appris qu'il valait toujours mieux se matérialiser ; ainsi mes fidèles comme mes ennemis savent vers où diriger leur adoration comme leur crainte. Car oui, mes ennemis – ce terme est peut-être un peu fort pour désigner ceux qui osent s'opposer à moi – ne me haïssent pas, ils se contentent d'avoir peur ; je suis trop puissant pour qu'on puisse me considérer véritablement comme mauvais. Quoi qu'il en soit, je suis trop grand pour me matérialiser tout à fait, et prendre votre apparence – vous ne me verriez même pas. Je t'observe, j'observe le monde. Les yeux sont nobles, on dit que ce sont le miroir de l'âme –bien stupidement d'ailleurs, car il n'existe rien de tel que l'âme –; j'ai donc choisi l'Œil, accompagné du feu et de l'or pour me présenter au commun des mortels. Tu te demandes pourquoi je n'ai pas de bouche ; c'est parce que je n'en ai pas besoin. Ma voix sort de l'air lui-même, elle se façonne d'elle-même dans l'espace et résonne en celui à qui je veux la faire entendre. Et si tu écoutes bien, tu peux entendre mon cœur battre, au plus profond de la terre, car je me suis ouvert à toi.

Hannah ferma les yeux et s'allongea un peu plus sur les épaisses et moelleuses nuées. Elle fit le vide dans sa tête et porta une main à son cœur. Elle l'entendait battre, mais dans le même rythme, il y avait un autre battement, qui semblait à la fois plus proche et plus lointain. Il résonnait doucement au fond d'elle-même et dans ses oreilles.

– J'espère bien que maintenant, tu ne me poseras plus de question de ce genre.

– Qu'est-ce que Karey Daa ?

Haars Besoor marqua à nouveau une pose, il semblait presque pris de cours.

– Je t'ai menti, souffla-t-il.

Puis il reprit :

– Il est vrai que je ne suis ni le bien ni le mal, car je suis tout à la fois, car je suis l'universalité. Cependant je ne puis nier que le Mal existe. Ou du moins, qu'il a existé... Le Mal... c'est peut-être un peu vague et un peu innocent comme appellation, et puis, tout dépend du point de vue. Disons que c'est une dimension plus sombre, et qui, surtout, ne valorise pas la civilisation humaine – à vrai dire, elle cherche même sa perte. De notre point de vue, donc c'est le Mal. Je les avait anéanti il y a bien longtemps, et j'avais enfoui les cadavres des Maléfiques dans le plus profond de la Terre. Mais le temps a passé, et avec le temps, tout change. Quand j'ai sombré dans le néant, je n'étais plus une menace ; et le Mal a ressurgi avec son incarnation, le terrible Karey Daa. Il vaut mieux que le monde ignore son existence, puisque de toutes façons, je ne le laisserai pas perdurer. Je vais le foudroyer, comme je t'ai foudroyée toi, il y a un an de cela ; mais il est important, pour le futur, pour la bonne marche des choses, que ce soit toi qui l'achève. Et alors tout reprendra son cours normal – si un tel concept que la normalité existe. Enfin, jusqu'à la prochaine barrière qui viendra épiner ton règne, Hannah Ière d'Angleterre-Allemagne-Hongrie.

Elle sourit. Puis une nouvelle interrogation lui vint :

– Comment pourrais-je arriver à bout de Karey Daa ? Il ne m'a porté qu'un coup ; et vous avez pu constater dans quel état cela m'a mis.

– Je te fais confiance. Tu trouveras la force à l'intérieur de toi. Et maintenant, tu as assez posé de questions. Ta trêve prends fin ici. Continue de vivre ta vie avec la même rage féroce, et, dans l'immédiat, bats-toi.

Elle se sentit comme aspirée par le bas, les nuages commençaient à tourbillonner et à l'attirer en leur centre.

– Mais... je...

–  Silence ! tonna-t-il d'une voix à glacer le sang tandis que les flammes de sa prunelle dansaient terriblement.

Puis elle sentit comme un choc la secouer, l'écraser, l'étirer ; elle se replia en boule dans le tourbillon – et ce fut le noir à nouveau.




L'éveil de Karey Daa (Les XXIs, livre III)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant