Chapitre XII

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XII

Hannah avait décidé de diriger sa journée d'une main de fer. Elle renvoya un regard dur à tous ceux qui lui adressèrent la parole ; le petit-déjeuner fut rapidement pris, et très tôt ils quittèrent la ville à pied pour se rendre au lieu qui était l'objectif même de leur venue.

Une fois de plus ils apparaissaient tels une cohorte tombée des cieux, une infinie file indienne d'hommes et de de femmes vêtus de blanc et à l'apparence terriblement grave et triste – l'apparence des gens qui ont porté toute la misère du monde et ne sont toujours pas au bout de leurs peines. Ils laissèrent derrière eux la ville pour des routes de terre battue parsemée de gravier ; autour d'eux, les champs se teintaient de cuivre avec la lente approche de l'automne. Et rapidement, un bois se dessina devant eux ; Hannah l'engloutit des yeux , fascinée. Ses arbres ne s'occupaient pas des saisons ; ils restaient d'un vert intense et parfaitement touffus, tous identiques les uns aux autres. Elle respira profondément ; elle avait la sensation d'emplir ses poumons d'un air sain.

Papa... Maman...

Un sourire un peu triste passa sur ses lèvres ; et autour d'elle ses camarades affichaient la même expression. Elle sentit son cœur battre plus vite tandis qu'elle approcha, et elle s'arrêta un instant. Pourquoi était-elle si anxieuse à l'idée de ce qui allait venir ? Il ne se passerait sûrement rien. Et pourtant, elle ne parvenait pas à s'en convaincre. Elle avait comme un mauvais pressentiment.

Et puis les arbres furent à portée de main. Hannah effleura le premier d'entre eux du bout des doigts, puis en attrapa délicatement une branche. Elle ferma les yeux ; autour d'elle, comme par un respect profond, le sortilège fondait, et derrière l'Arbre Originel qu'elle saisissait apparaissait la Rétine comme vue à travers une onde floue. Le paysage se tordait, on n'y voyait que partiellement ; puis quelque chose changea dans ce décor brouillé qu'ils observaient – ou peut-être quelque chose avait-il déjà changé avant même qu'ils n'arrivent ; ils n'auraient pas su le dire.

Et s'il était trop tard ? songea tout à coup Hannah, sans même comprendre ni d'où lui venait ce pressentiment, ni le véritable sens de sa propre question.

Derrière la frontière mouvante que l'impératrice dessinait avec ses mains, tout n'était plus que désolation et cendres. Des braises tombaient du ciel sous une fumée noire, et des traînées de sang s'étalaient entre les troncs brûlés dont les branches s'étaient brisées au sol. En cet instant tous retenaient leur souffle, horrifiés par le désastre qu'ils avaient sous les yeux et surtout ne le comprenant pas. Comment la Rétine, qu'aucun être ordinaire ne pouvait pénétrer, avait-elle pu être réduite à un tel état ? Quel était le terrible criminel qu'il faudrait pourchasser par tous les mondes pour avoir violé le sanctuaire le plus sacré qu'avaient établis les dirigeants du Grand Empire ? Comment n'avait-on pas vu la fumée en arrivant ? Et à qui appartenait ce sang funeste qui noyait l'herbe dont ils chérissaient tant la verdure ?

Puis soudain les mains d'Hannah tombèrent à ses côtés, et tout s'arrêta. Elle ouvrit grand les yeux, à bout de souffle – mais il ne restait plus en face d'elle qu'un masque de forêt inchangé. Elle traversa le rideau gélatineux et s'arrêta au centre de la Rétine. Les autres la suivirent et l'encerclèrent, ou plutôt ils formèrent inconsciemment un cercle autour d'elle, car ils étaient trop occupés à regarder dans toutes les directions pour se concentrer vraiment sur leurs pas. Mais il n'y avait rien à voir ; autour d'eux tout était tel qu'il l'avait quitté – une prairie à peine desséchée par l'approche de l'automne, et un large vitrail coloré qui, posé sur une pierre contre le sol, renvoyait la lumière du soleil dans toutes les directions. A quel monde appartenait la vision d'horreur qui les avait frappés ? Tout ce qu'ils pouvaient espérer, c'est qu'ils avaient entrevu un écueil du passé et non une terrible annonce du futur.

L'éveil de Karey Daa (Les XXIs, livre III)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant