Chapitre II

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II

A l'instant même où Hannah ouvrit les yeux, un coup de poing la traversa d'un bout à l'autre. Elle sentit comme une masse tomber sur elle ; elle n'avait pas besoin d'écarter les rideaux pour savoir que le temps serait gris, et que la journée serait dure.

La vie n'est pas faite pour être vécue avec facilité, pensa-t-elle pour se donner du courage. Nous ne connaîtrons pas le bonheur tant que nous n'aurons pas trimé toute notre vie ; quand nous nous acharnons, nous croyons parvenir à notre but ; puis tout est perdu. C'est là le destin de l'homme ; notre vie est brève, faites d'illusions ; au final, nous sommes tous prétentieux, nous sommes tous égoïstes, puisque nous avons tous la prétention de vivre et l'égoïsme d'exister là où d'autres sont morts.

Au final, cette pensée un peu trop poussée ne lui avait absolument pas donné la motivation nécessaire pour se lever énergétiquement. Elle resta donc pendant un quart d'heure encore à se retourner dans ses draps ; et ses gestes étaient une parfait métaphore des tortures de son esprit. A la fin, elle poussa un gémissement d'exaspération ; puis elle se leva. Elle tira sur la cordelette de velours qui pendait aux côtés du lit ; un instant plus tard Anne entrait, ses épais cheveux bruns relevés en une courte queue-de-cheval et son large visage plus sévère encore que d'ordinaire. Elle s'inclina, puis d'un geste de la main elle fit signe à Martha, Sunni, et une troisième femme de chambres -et toutes s'empressèrent autour de l'impératrice, lui enfilant son peignoir, lui rafraîchissant le visage avec une bassine d'eau, la coiffant et lui limant les ongles.

Quand elle fut apprêtée, ses cheveux bouclés avec art et remontés en un épais chignon où étaient plantées des roses roses rouges, et une sobre et longue robe noire fendue aux pieds et aux différentes couches de tissus plus ou moins transparents recouvrant son corps fin, elle descendit par l'escalier d'honneur jusqu'à la Grande Salle, qui servait de salle à manger. Un buffet était dressé pour le petit-déjeuner. Sauri et Tarr étaient déjà attablées tandis que Lii et Puy étaient en train de se servir ; ils se retournèrent à son arrivée, et lui adressèrent un sourire. L'ensemble apparaissait plein d'animation malgré l'heure plutôt matinale. Pourtant, la pièce et ses hauts murs blancs parut froide à Hannah.

Bardds, le majordome principal, se tenait au garde-à-vous dans un coin. Apercevant sa souveraine, il s'empressa vers elle et s'inclina avant de courir commander le café impérial.  Hannah se passa une main sur le visage ; elle se traîna jusqu'à la longue table allongée, où, au moyen d'une pince finement ciselée, elle saisit deux pancakes dorés ainsi que des fruits. Puis elle s'assit sur le haut siège d'honneur qui lui était réservé ; elle se tenait parfaitement droite et mangeait d'une façon aussi méticuleuse qu'irréprochable. En cet instant précis, son existence lui apparut comme parfaitement morne et grise. Comment ne l'avait-elle jamais réalisé ? Il lui manquait quelque chose -de la passion, une passion dévorante... ou l'ardeur de vivre, le désir intense, des sentiments brûlants... Tant de choses qu'elle avait perdues dans la nouvelle tournure qu'avait pris sa vie. Pourquoi avait-elle laissé partir Örka ? Pourquoi S. M. avait-elle eu besoin de... Elle sentit une partie d'elle-même se briser. Pourquoi fallait-il que ses parents, sa seule famille, soit morte ?

Elle était injuste -les XXIs, et même les Fuyards, ses camarades de toujours, étaient comme une famille. Mais elle était abattue, et ce terrible sentiment l'aveuglait.

Pourquoi cette solitude interne, cette sensation de banalité la frappaient-elles avec une telle force ? Hannah était vide, elle était froide, et surtout, elle avait mal. Elle releva la tête et observa l'assemblée réduite qui l'entourait. Puy caressait avec amour le dos de Lii tandis que Sauri et Tarr riaient ensemble en imaginant la tête de leurs compagnons respectifs encore endormis. Tarr réclama du doigt une trêve pour avaler d'un coup son jus d'orange. Elle fit claquer son verre sur le marbre de la table et repartit de plus belle, entraînant Sauri, d'ordinaire plutôt timide, avec elle.

Avant de quitter la pièce, Hannah leur fit savoir qu'ils devraient tous êtres prêts pour onze heures -heure à laquelle ils iraient visiter la Cathédrale du Saint Œil-Rose, en leur précisant également de se faire vêtir en conséquence. Puis elle retourna dans ses appartements, où le Chancelier Karden lui présenta divers documents et rapports qu'elle analysa avec minutie avant d'apposer sa signature au bas de chacun d'entre eux.

***

Une heure avant midi, elle descendit donc dans le grand hall, toute vêtue de blanc, ses longs cheveux pâles et lisses détachés, un voile fin et une rivière de perles pleuvant sur son front.

Ses huit compagnons étaient également habillé du plus pur et du plus scintillant des blancs ; ils sortirent du palais comme un éblouissant cortège de saints, et descendirent lentement la route qui menait de la propriété royale jusqu'au cœur de Londerplatz.

Hannah emplit ses poumons de l'air de la ville. Il n'était pas si pollué que ce qu'il était autrefois, mais elle qui malgré tout était habituée à la fraîcheur des campagnes s'étalant derrière le château, ne put retenir une légère toux. Elle était fière de son peuple, fière de ce pays qu'elle avait fait sien ; et cette fierté auréolait sa tête pâle d'un cercle d'une pure et blanche lumière. Ses sujets ne pouvaient que s'incliner devant elle, que s'incliner devant la majesté qu'elle imposait et le respect qu'elle inspirait de par sa noble nature.

Ils traversèrent à pied les rues, à peine escortés de quelques gardes, pour se présenter humbles devant leur Seigneur. Des hommes et des femmes, surpris mais surtout honorés par cette vision, s'inclinaient -mais la profonde expression du visage de l'impératrice semblait leur intimer de ne prononcer aucun mot. La ville s'affairait de toutes parts, et pourtant un certain silence régnait.

Les dames soulevaient leurs robes à larges bords pour mieux faire la révérence tandis que les messieurs tiraient leurs chapeaux ; et la souveraine leur répondait par un sourire bienveillant -mais ce sourire paraissait lointain.

Depuis qu'elle était montée sur le trône, Hannah ne s'était pas guère souciée de plonger le pays dans un renouveau technologique ; l'Europe tout entière avait favorisé un retour aux mœurs, à l'esthétique et aux façons du XIXème siècle. Ce mode de vie seyait bien à une royauté et évitait une surcharge de nouvelles technologies ; l'amélioration d'anciennes machines suffisait à merveille aux besoins de la population. Les femmes qui n'appréciaient pas les jupons aimaient beaucoup à s'habiller de grands pantalon de tweed, de chemises et de bottes montantes.

D'ailleurs, la tradition rushk qu'amenaient avec eux les XXIs prônait l'usage des plantes, du feu et des rites dans la vie quotidienne -et leurs vêtements traditionnels était plutôt capes et fourrures qu'autre chose. Aussi le pays n'avait-il globalement pas changé beaucoup depuis que le sceptre suprême était passé à une autre main.

En tant que culte officiel, et puisque ce Dieu, cette entité unique et omniprésente était apparue aux yeux de tous, il avait gagné le peuple et presque toute la population, jusqu'aux plus crédules, lui rendait grâce. Quand le cortège traversa les rues, beaucoup y virent l'occasion de se rendre sur la Place du Peuple -et bientôt tout un groupe s'était formé qui accompagnait l'impératrice et sa suite : un cercle blanc suivi d'une meute de teintes sombres.

Enfin on arriva devant la Cathédrale du Saint Œil-Rose. Hannah releva la tête et souleva le voile transparent qui tombait sur son visage, et elle fit ce qu'elle seule pouvait faire : elle regarda droit dans le profond de la pupille l'Œil céleste qui veillait sur le centre de Londerplatz. Sauf qu'elle ne vit pas la moindre pupille.

Le ciel était noir et chargé d'ombres ; et surtout, en face d'elle, elle n'aperçut qu'une paupière autrefois d'or mais qui déjà s'était ternie. La lourde pierre encastrée dans la cathédrale ne brillait plus, et ses motifs géométriques ainsi que les vingt-et-une mains jointes semblaient effacés, comme si une fine couche de sable ocre rouge les recouvrait.

Et surtout, l'Œil suprême, l'Œil d'Haars Besoor, ce même Œil qui avait fait la paix parmi le chaos, qui avait assisté à l'émergence du monde, qui avait vu à travers l'espace chacun des Premiers mourir égorgé sous les dagues des Hommes en Violet, l'Œil était clos.


L'éveil de Karey Daa (Les XXIs, livre III)Where stories live. Discover now