Chapitre XVIII

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XVIII

Ce ne fut qu'une heure et demie plus tard que Hannah regagna ses appartements et ordonna qu'on lui y fit couler un bain. Elle ôta ses habits collants sans demander d'aide à Jasmine, sa camériste – elle ne voulait se justifier à personne. Elle s'enfonça avec délice dans l'eau chaude, et laissa échapper un soupir de délice à la sensation de la peau de tomate séchée qui se détachait de sa peau. Elle sourit en repensant à son après-midi. Après la bataille de tomates, elles avaient fait de la corde à sauter avec la pâte à pain – Hannah avait renoncé très vite, d'autant plus que c'était bien plus difficile qu'il n'y paraissait. Elle ferma les yeux et plongea la tête sous l'eau, évacuant tout l'air de ses poumons par son nez. Les bulles éclataient doucement à la surface, et c'était terriblement relaxant. Là, seule, coupée du monde, sans protection et se sentant pourtant derrière une barrière indestructible, elle avait quelques instants devant elle pour penser profondément. Elle rechercha les sensations de présence qui l'habitaient constamment.

Haars Besoor... Où était-il ? Pouvait-il entendre ses appels ? Avait-il flairé le sacrifice, s'en était-il délecté ?

Il n'y avait rien qui lui répondait. Örka ne lui envoyait rien ; elles s'étaient à peine quittées et elle était sûrement en train de nourrir son fils. Et le Suprême semblait avoir disparu... Même à l'époque où elle était dans l'obscurité, elle le sentait plus que cela. En cet instant, elle en avait la conviction : cela ne servirait à rien d'espérer, il ne reviendrait pas si facilement. D'ailleurs, où était-il parti ? Y avait-il vraiment un lieu où il était inatteignable ? La noirceur de l'eau qui l'enveloppait réconfortait Hannah ; elle lui rappelait cette quasi-absence de repères qui avait caractérisé ses années d'avant la Prophétie. Lentement, elle appliqua son dos contre la paroi lisse de la baignoire et entendit les bras, toujours à la recherche de sensations. Elle allait les trouver, elle en était sûre...

Une décharge fusa à travers ses membres ; elle eut la sensation de racines noires qui grimpaient le long de ses jambes et un appel d'air l'attira vers la surface. Elle sortit la tête de l'eau, à bout de souffle. Ses oreilles sifflaient.

Il arrive... Il est la fin de votre règne...

Les mots tourbillonnaient dans son cerveau et semblaient ricocher sur les parois de son crâne.

Craignez-le... Il arrive...

Elle pressa son front brûlant contre le carreau froid du mur blanc. Elle sortit complètement de la baignoire et se sécha en vitesse, avant d'enfiler sa chemise de nuit et une épaisse et confortable robe de chambre. Elle n'appela personne ; une fois de plus, elle ne voulait ni être dérangée ni devoir expliquer quoi que ce soit à quiconque. Elle enroula une serviette autour de ses cheveux ruisselants et s'affala dans l'un des fauteuils de velours bordeaux de sa bibliothèque, les pieds sur un repose-pieds assorti. Elle ferma les yeux et repensa à sa journée. Qu'elle lui semblait chargée ! Elle n'aurait jamais le courage de se rhabiller et de descendre. Elle avait bien passé quelques heures dans ses appartements en début d'après-midi en se déclarant souffrante, elle pouvait continuer sur sa lancée ; elle prendrait son repas sur la table de lecture de sa bibliothèque, que l'on compléterait avec un chariot, elle mangerait très bien, sans être dérangée et sans devoir se soucier des convenances. Ah ! Qu'il était doux d'être au sommet du pouvoir !

Un peu à contrecœur, elle étendit la main vers le cordon de soie qui pendait à côté de l'étagère à sa gauche, et sonna. Anne parut presque aussitôt par la porte de service de la bibliothèque personnelle de Hannah, découvrant un couloir sombre qui conduisait à bureau de fonction de l'intendante des femmes de chambre.

– Votre Majesté ? s'enquit-elle en s'inclinant légèrement.

Depuis longtemps elle avait appris que Hannah, surtout lorsqu'elle était seule, ne supportait pas les questions inutiles – et elle avait presque instantanément abandonné son habitude du « Madame a sonné ? ».

– Anne, je ne me sens pas assez bien pour descendre ce soir. Vous me ferez donc monter mon repas ici même, dans une petite heure. D'ici là, vous ferez venir Ophélie pour qu'elle me prépare, et quand on aura débarrassé mon plateau, je ne veux plus personne.

– Je vais de ce pas donner mes instructions, Votre Altesse.

Elle sortit, Hannah resta à écouter ses pas fermes sur les marches de bois quelques instants, puis soupira. Ophélie ne mit pas longtemps à arriver par la même voie – c'était l'une des deux assistantes de Jasmine, la camériste – ; elle s'empressa de détacher la serviette que Hannah avait enroulé autour de sa chevelure, et entreprit de passer cette dernière au sèche-cheveux tout en la brossant et en la massant soigneusement.

– Vos cheveux sont toujours d'une blondeur magnifique, Votre Majesté.

Mais comme sa souveraine ne répondit rien et ne semblait pas d'humeur à discuter, elle ne dit plus rien, et sortit rapidement après avoir ouvert le lit impérial.

Le souper qu'on servit à Hannah fut succulent, comme elle s'y attendait ; elle mangea tout à sa faim, fit remporter tous les plateaux, choisit un livre parmi ses étagères, et se retira dans sa chambre. Elle se coucha sur son duvet, et laissa ses yeux se perdre sur son ciel de lit richement décoré. Puis elle ouvrit son roman et lut. Elle continua sa lecture pendant une heure encore ; par les rideaux encore à moitié ouverts, on pouvait voir l'encre du ciel nocturne qui s'étalait jusqu'aux nuages sombres. Le silence était complet, et Hannah s'apprêtait à aller se glisser dans ses draps quand il lui sembla entendre une porte qu'on secouait. Elle releva la tête ; le son était devenu des craquements étouffés, et provenaient de sa bibliothèque. Elle tendit l'oreille ; cette fois, il n'y avait pas à douter, il y avait quelqu'un. Lentement, elle se leva, ouvrit un tiroir de sa coiffeuse, et y prit un long couteau aiguisé ; elle avait également un revolver dans un compartiment secret qu'elle tint tout ouvert. Puis elle reporta son attention sur la porte. Qui pouvait-on entrer dans ses appartements malgré l'interdiction ? Si c'était une petite bonne qui venait la déranger à cette heure, elle serait sans pitié. Devait-elle aller ouvrir ? Non, elle laisserait à l'inconnu le bénéfice du doute et une chance peut-être de s'en aller avant de commettre l'irréparable. Elle n'entendait plus le moindre bruit ; peut-être s'était-on arrêté, ou peut-être avait-on pris ses précautions – mais alors, qui pouvait être ce on ? Qui aurait pu passer les gardes du palais, qui pourrait vouloir venir dans la chambre impériale de nuit ? Il était inenvisageable que ce soit quelqu'un qui lui voulait du bien. En un même instant elle se rapprocha encore de la porte, elle serra plus fermement son arme et étendit délicatement le bras vers un bouton qui appellerait sa garde. En cet instant elle ne voyait plus que la porte, et la porte était le seul objet existant encore sur la terre. La poignée trembla ; elle tourna délicatement sur elle-même, et puis le battant s'ouvrit, et quelqu'un entra.

Hannah, comme frappée par la foudre, recula d'un pas. L'homme – car c'était bien un homme –, se croyant seul un instant, entra et bondit quand il vit qu'il était attendu. En même temps qu'il bondissait, la cape violette couverte de la poussière du voyage et qui lui masquait le visage tomba.

– Homme en Violet ! siffla Hannah d'une voix à peine audible, tandis que la terreur et la haine fusaient de ses yeux exorbités.

L'éveil de Karey Daa (Les XXIs, livre III)Where stories live. Discover now