Chapitre III

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III

Hannah retint son souffle ; elle ferma les yeux, les rouvrit ; puis, horrifiée par ce qu'elle voyait, elle dut bien se résoudre à accepter l'impossible : l'Œil était clos, sa paupière fermée.

Le peuple l'entourait ; elle ne pouvait pas se permettre de perdre son calme, ni même de montrer les moindres signes d'inquiétude.

Elle inspira et expira profondément. Le temps semblait s'être arrêté, et pourtant son cerveau tournait à cent à l'heure. Qu'est-ce qu'il s'était passé ? Est-ce que ça avait un lien avec la prédiction ? Qu'est-ce qu'il fallait faire ? A qui demander conseil ? Est-ce que les autres avaient vu ? Est-que le peuple avait-vu ?

Elle stoppa net tous ces flux. Non. Il. fallait. qu'elle. garde. son. calme. Allait-elle vraiment flancher à la première épreuve qui se présentait à elle, elle qui était à la tête d'un si puissant empire, elle qui était l'Élue ? Sans pour autant esquisser le moindre geste, elle jeta un rapide coup d'œil à droite et à gauche. Puis, comme si de rien n'était, elle acheva de rejeter son voile sur ses épaules et continua d'avancer jusqu'à passer les larges portes de la cathédrale. L'intérieur était sombre et frais ; elle se permit un léger soupir. Elle remonta l'allée jusqu'au chœur de la nef. Des tapisseries recouvraient les murs et au centre, un bassin de pierre contenait de l'eau de pluie purifiée.

A heures fixes, le soleil, haut dans le ciel, traversait l'Œil et descendait en un rai sur le liquide de vie. Il était deux heures de l'après-midi ; aussi un instant plus tard la pièce tout entière fut inondée de lumière ; une orgue jouait une musique légère et solennelle.

Sous le regard des sujets qui étaient entrés à leur tour, Hannah ferma les yeux et plongea les deux mains dans le bassin, puis, les portant à son front, elle laissa l'eau ruisselait jusqu'à son menton et le long de son cou. Puis elle s'agenouilla devant l'autel, posant sa tête sur la pierre froide, elle resta immobile tandis que les notes s'accentuaient. Des fidèles récitaient des chants et des psaumes à voix basses tout autour des piliers qui soutenaient la voûte.

Ses compagnons l'encerclèrent ; mais bientôt elle perdit tout trace de ce qui se passait. Le doute brisait son esprit en un millier de fragments de verre ; elle se sentait seule, elle se sentait mal. Aussi la première chose qu'elle fit en rentrant fut de s'enfermer dans ses appartements ; elle s'effondra sur un fauteuil, écrasant sa joue contre le dossier puis se laissant glisser jusqu'au sol.

Anne entra et la trouva affalée par terre, les pieds sur un accoudoir. Elle poussa un cri de surprise et s'éclipsa rapidement en s'excusant et avec maintes révérences. Hannah parut à peine la remarquer ; elle se redressa à demi pour abattre sa tête contre la moquette.

Ça suffit ! se réprimanda-t-elle. Reviens à toi !

Cette fois, elle se leva complètement, le visage empreint de détermination. Elle sonna ; ce fut son majordome qui entra quelques instants plus tard.

- Bardds, il me faudra encore les Fuyards dans la Salle du Conseil. Il faut bien croire que nous traversons une période mouvementée, ajouta-t-elle avec un faible sourire.

***

- L'Œil est comme le soleil, commença Hannah.

Elle sentit comme un lourd soupir traverser la salle. Ce devait être Winter qui, crédule parmi les crédules, n'avait jamais montré le moindre signe de piété. Aussi, s'attendant à un épais discours psychique, éprouvait-elle une pressante envie d'aller prendre l'air dans les jardins. Hannah, quant à elle, n'avait jamais pu la supporter en raison de son attitude indépendante et rebelle, et surtout à cause de cette espèce d'aura supérieure et prétentieuse qu'elle dégageait.

-...tous sont conscients de la présence, mais nul ne peut le regarder en face par peur d'y laisser la vue, acheva-t-elle.

Un silence s'installa ; elle le prit comme une invitation à continuer.

- Il est grand temps de faire ce que nous avions prévu au lendemain de la Prophétie. Nous allons rassembler tous les XXIs et tous leurs frères les Fuyards ; nous allons tous nous rassembler, car l'heure est grave.

***

Cette fois, il lui sembla qu'un appel matériel serait bien plus sécuritaire qu'un appel psychique. Elle se fit donc amener une dizaine des meilleurs pigeons voyageurs du colombier impérial, abondamment nourris et entraînés à fendre les nuées d'autant plus rapidement que des fils de cuivre et des plaques d'acier fin passaient sous leurs ailes et leur casquaient presque les yeux, leur apportant une stimulation non-négligeable ainsi qu'un soutien constant.

Puis elle alla à son petit salon, ouvrit son scriban et rédigea une série de petits messages sur papier épais, tracés à l'encre noire et tous identiques.

"Venez au plus vite, il est grand temps. C'est Le Suprême qui vous appelle."

Elle termina en apposant le sceau pourpre de la nouvellement établie Famille Huckledown -dessus, un œil s'ouvrait au milieu des armes de l'Angleterre, et le tout était entouré d'une bannière annonçant verum - pugna ad summum et populo (la vérité -combattre pour Le Suprême et le peuple). Elle prit un instant pour admirer son blason sculpté dans la cire encore tiède.

La Lignée Huckledown... La Dynastie Huckledown...

Était-elle vraiment la première d'une lignée ? Elle se doutait bien qu'elle n'était pas éternelle. Mais à sa mort, qui prendrait la succession ? Maïke, ou quelque autre des XXIs, s'ils étaient encore debout ? Cela n'était pas une solution durable. Faudrait-il qu'elle continue sa lignée, justement ? Elle devrait... se marier ? Avoir des enfants ? Elle n'y avait jamais pensé auparavant, et elle n'était pas sûre d'en avoir envie. Une certaine vague de dégoût l'envahit à l'idée d'une bande de marmots bruyants et joyeux courant dans tous le palais en mangeant des pâtisseries, répandant à la fois des miettes sur les tapis et du glaçage sur leurs joues. Et même avant cela, des enfants, cela voulait dire... un homme. Elle frémit. Elle ne s'en sentait pas vraiment capable. Ce genre de relations la répugnait -elle était révulsée autant par l'idée d'amour que par celle d'être sous la domination d'un homme. Elle avait déjà été embrassée une fois, par un brigand d'une bande d'amis de La Bourrue qui avait profité de son état de choc, et elle n'avait pas vraiment apprécié l'expérience. Elle préférait de loin son indépendance. En cet instant, elle comprenait parfaitement Viola -elle avait beau ne pas connaître tous les détails de la vie privée de l'ancienne reine, celle-ci avait parfaitement rendu public son désir de ne pas enfanter et de rester libre du contrôle d'un homme, qu'elle qu'il fut.

Après tout, j'ai encore des années devant moi, songea-t-elle. Je n'ai que dix-neuf ans.

L'éveil de Karey Daa (Les XXIs, livre III)Where stories live. Discover now