Chapitre XXXIII

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XXXIII

Tandis que Hannah avançait et que sa détermination était la dernière chose qui la tenait debout, elle constata que le terrain montait légèrement. Et quand elle se retrouva au sommet d'une petite colline, elle put voir d'un côté les restes grisâtres de Karey Daa, et de l'autre, un petit ruisseau qui serpentait en contrebas. De l'eau ! Enfin ! Elle ne perdit pas un instant, et sans un regard de plus pour son ennemi terrassé, elle dévala la pente pour aller se jeter à genoux au bord de l'onde pure, qui lui apparut plus scintillant que les cieux. Il est des forces de la nature qui surpassent toute la prétention des hommes, aussi prétentieux soient-ils.

Elle rejeta ses cheveux en arrière, et s'enfonça le visage dans l'eau fraîche ; elle sentit un vigueur nouvelle envahir tous ses membres. Puis elle but à gorgées avides, et le liquide qui s'infiltrait en elle semblait redonner vie à toute sa gorge auparavant aussi sèche que du sable. Lentement, son mal de tête s'apaisa, et elle retrouva les sensations habituelles de sa langue. Elle poussa un soupir de félicité suprême en se rinçant à nouveau les joues ; mais cette heureuse sensation fut fort brève, car aussitôt sa soif étanchée, la faim revint la tourmenter plus sévère encore, et la fatigue arriva en même temps pour l'obliger à s'endormir sur l'herbe. Elle les repoussa toutes deux d'un violent geste de la main, et rassemblant plus de courage qu'il n'en faut aux souverains pour déclencher  une guerre, elle se leva et reprit sa route.

Elle essayait à tout prix de se concentrer sur sa marche pour ne pas céder à la tentation de tomber au sol et de s'y laisser mourir. Et plus elle se concentrait sur le néant, plus il lui semblait ressentir une présence au-dessus de sa tête. Si elle le sentait ainsi, c'était qu'il n'y avait plus de doute ; elle avait donc bien réveillé Haars Besoor. Un léger sourire effleura ses lèvres.

– Mon Maître... murmura-t-elle.

Elle porta une main à son cœur et ferma les yeux. Quelle était cette sensation ? De l'affection, du respect, de la soumission ? Est-ce qu'au final, elle appréciait de servir Haars Besoor ? Elle ne s'était jamais posé la question, mais maintenant qu'elle y réfléchissait, il lui semblait assez évident que si elle ne l'aimait pas, elle se serait déjà tuée pour lui nuire. Au final, elle avait pris son destin bien en main, et désormais elle appréciait son sort. Qui sait – peut-être serait-elle heureuse un jour ? Elle sentait au fond d'elle-même que son Maître l'appréciait bien en retour, et elle sourit d'avantage.

– Mon Maître, vous reviendrez, maintenant, n'est-ce pas ?

Je suis déjà en route. Si tu honores bien mon retour dans mon écrin de la Cathédrale de l'Œil-Rose, ce sera comme si je n'étais jamais parti. Et cette fois, je ne risque pas de sombrer dans les nuées infinies de sitôt.

Bien, pensa-t-elle – et sans savoir pourquoi, elle était sûre qu'il entendait ses pensées. Je vous honorerai comme il se doit, et mon peuple criera votre nom sous une cascade de fleurs.

***

Elle continua d'avancer sans même regarder où elle allait, suivant à peu près les chemins qui sillonnaient les prairies quand il y en avait. Elle posait un pied, puis l'autre, droit devant elle, tentant d'oublier les rugissements qui lui tiraillaient l'estomac et la faiblesse qui lui ramollissait les jambes. Avec ses pas vint le coucher du soleil – et sur l'irradiante lumière orange qui amenait la nuit, elle vit se découper les ombres d'un petit groupe de maisons. C'était son grand à la civilisation qui commençait ainsi ; elle sentit son cœur s'emballer et sa marche redoubler de persévérance. Un hameau avec une auberge sans doute, un repas, un lit !

Tandis qu'elle parcourait les dernières centaines de mètres, il lui sembla qu'il lui poussait des ailes ; enfin elle arriva aux premières maisons qu'elle avait aperçu ; et elle dut s'appuyer contre une façade pour ne pas s'effondrer au sol. Elle reprit son souffle un instant puis tourna la tête de tous les côtés pour repérer une enseigne – et bientôt elle en repéra une qui se balançait légèrement au vent. Elle rentra immédiatement, et s'attira les regards effarés des clients attablés ; en effet, on lisait la faim dans ses yeux, ses cheveux étaient sales, ses joues couvertes de terre, ses bottes tachetées de sang, et ses vêtements déchirés laissait voir son abdomen fraîchement retapissé de peau. En tremblant, elle fouilla la poche intérieure du sein sa combinaison, et en sorti un vieux papier à demi déchiré, mais qui malgré tout avait résisté à bien des épreuves. Elle le déplia, et le tendit à la serveuse en s'écriant :

– Je suis l'Impératrice Hannah Ière d'Angleterre-Allemagne-Hongrie, de la Famille Huckledown ! Qu'on me serve à manger !

Et tandis que la tenancière observait le sceau royal qui marquait le papier, elle retomba en s'appuyant contre un mur, car ce dernier élan de fierté avait définitivement achevé ses forces.

– Votre Majesté...

Ses mots la firent sourire tandis qu'on la déplaçait respectueusement sur une chaise et qu'on lui faisait apporter de l'eau, du vin, du rôti, des pommes de terre chaude, des légumes, et des coussins. Cela faisait longtemps qu'elle n'avait plus mangé ainsi, avec un tel plaisir, une telle sensation de renouveau dans chacun de ses membres – il lui semblait que c'était ce seul repas qui la ramenait à la vie. La viande juteuse coulait dans sa bouche ; la cuisson était parfaite et l'assaisonnement royal – ou du moins c'est ce qu'il parut à sa langue un peu trop habituée à ne plus goûter que sa salive. Les tomates cuites du ragoût l'abreuvaient de leur jus, et les patates subtilement beurrées se mariaient à merveille avec le reste de ce plat qui semblait dérobé à la table des dieux. Des larmes vinrent aux yeux de Hannah, ses mains tremblaient tant elle était affaiblie ; avec son visage sali, on lui eut donné quatre-vingts ans, et pourtant cela n'était pas un mal. Sa figure était plutôt en cet instant celle d'un vénérable vieillard redécouvrant les plaisir simples de la vie après une longue privation en ermitage.

Après son repas, elle redécouvrit le plaisir d'un bon bain suivi d'une meilleur lit de l'établissement. Elle avait fait demander une voiture qui la reconduirait au palais dès le lendemain matin ; Karey Daa était mort, elle n'avait plus à s'inquiéter. Pour l'instant, toutes les épreuves étaient surmontées, et elle pourrait vivre tranquillement pendant quelques temps. Tout avait pris fin ; elle pouvait dormir en paix. Elle s'enfonça dans le matelas moelleux et sentit toutes les tensions de son dos fondre dans l'épais tissu. Elle remonta les couvertures jusqu'à ses épaules, et laissa une tendre chaleur l'envahir. Elle ferma les yeux.

A terme, elle devrait trouver une solution pour Dietr. Est-ce qu'elle devrait officialiser leur relation ? Elle n'avait vraiment pas envie d'y songer. Tout ce qu'elle voulait, c'était le contact de sa peau, ses bras autour de son cou, ses lèvres contre les siennes. Sans aucun problème. Elle savait bien que c'était impossible, mais pour l'instant, elle ignorait la question. Elle ne songeait pas encore à s'éloigner définitivement de lui.


L'éveil de Karey Daa (Les XXIs, livre III)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant