Chapitre XXXII

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XXXII

Sa tête fut un vaste carillon résonnant de toutes parts pendant de longues secondes. Des couleurs furtives dansaient devant ses yeux. Elle tenta d'ouvrir ses paupières, elle étaient lourdes, terriblement lourdes... Lentement, le monde lui apparut à nouveau. Elle vit le ciel bleu s'assombrir de nuées noires, et elle regarda attentivement ces nuages qui se déplaçaient sous l'action des vents célestes.  Elle n'avait pas l'impression d'être véritablement allée là-bas. Il lui semblait que son corps n'avait pas bougé ; sa corne et son bâton étaient toujours là dans ses mains. Et puis, un tel endroit existait-il seulement ? Est-ce qu'elle avait imaginé ce lieu ? Y était-elle allée uniquement par la pensée ? Était-ce un rêve ?

C'est un peu de tout cela. L'important, c'est que nous avons parlé, et que les réponses sont toujours là, dans ta tête. Alors arrête de te poser des questions. Vis ta vie dans l'instant présent, bats-toi seconde pour seconde, et cesse tes éternelles réflexions. Bats. Toi.

Elle frémit au ton d'autorité suprême de la voix de Haars Besoor ; elle sentit un flot d'adrénaline pulser dans ses veines, et elle releva lentement la tête. Ses côtes brisaient s'étaient écarter pour laisser passage à ses entrailles étalées et son sang était répandu partout. Étrangement, ses jambes paraissaient intactes, mais elles lui semblaient également terriblement lointaines derrière le fossé de chair et de sang qui séparait le torse de Hannah d'elles. Elle tenta d'aspirer une goulée d'air ; elle suffoqua tandis que des caillots d'un rouge sombre sortaient de sa gorge. Était-elle réellement toujours en vie ?

Non. Plus de questions.

Devant elle se dressait une haute et sombre masse qui avançait vers l'horizon. Ses yeux s'adaptaient à son environnement tandis que son mal de crâne s'effaçait lentement pour laisser place à une douleur lancinante qu'elle s'efforça de contenir. Elle vit alors que cette ombre terrible était Karey Daa, qui, la voyant mourante, déchirée, et les paupières closes, l'avait laissée derrière lui et repartait vers de nouvelles destructions. Il fallait qu'elle l'élimine, elle n'en aurait pas de meilleure occasion. Il fallait qu'elle se redresse, qu'elle le frappe, qu'elle...

Il y eut comme un cri semblable au tonnerre – il s'agissait même du tonnerre lui-même, un tonnerre surpuissant, mais Hannah, dont les oreilles s'étaient ouvertes davantage encore aux sons de la nature, y entendait désormais les hurlements de Haars Besoor. Et puis tout à coup les nuages doublèrent de vitesse ; ils se massèrent au centre du ciel, se gonflèrent, se noircirent, et puis un trou, semblable à un œil de cyclone, s'ouvrit au centre. Et des éclairs en sortirent.

Ce furent des foudres apocalyptiques qui se déchaînèrent soudain ; ce fut le soleil qui fondait et déchargeait sa matière en fusion sur la terre. Le ciel s'illumina d'un seul coup, puis devint noir ; et un trait de flèche plus rapide que la lumière s'abattit sur le crâne de l'Enfant de la Mort. La peau du dos de ce dernier se craquela, se convulsa, s'assombrit, et éclata ; ses chairs parurent s'évaporer ; et en fait de dos il eut un large trou laissant saillir sa colonne vertébrale. Alors Hannah se sentit tout à coup plus légère ; elle inspira un grand coup, et se releva.

Instinctivement elle porta une main à son ventre ; sa peau était pâle, mais ses chairs étaient à nouveau en place – et en cet instant il lui sembla que les pouvoirs de régénération de Haars Besoor ne devaient pas avoir de limites. Elle suivit les conseils que son maître lui avait prodigués ; elle ne réfléchit pas et bondit.

Le monstre ne s'était pas encore retourné ; il ployait peu à peu sous la force du coup, et tenait à deux mains ses vertèbres comme pour s'empêcher de s'écraser au sol. Hannah, jambes étirées et bras tendus, glissa entre ses jambes et enfonça la corne brisée dans le pied de Karey Daa. Un épais liquide noir, semblable à du pus et à de la lave fondue tout à la fois, en coula abondamment ; elle tira ce poignard naturel jusqu'à ce qu'il écorche la bête jusqu'au sang. Cette nouvelle épreuve, le blessant de par son propre corps, affaiblit encore le Terrible Guerrier des Ténèbres. Hannah haletait ; tout semblait se dérouler à une vitesse ahurissante, et pourtant elle voyait toutes ses actions au ralenti. Chaque battement de son cœur envoyait comme une décharge électrique qui parcourait ses veines et hérissait des frissons dans son cou. Elle roula au sol, décocha un regard de puissance et de haine profonde à un Karey Daa à demi mourant, se campa sur ses pieds, et, saisissant sa lance à deux mains, elle sauta en avant pour mieux la lui enfoncer dans le cœur. Le même liquide épais gicla à flots ; les yeux de la bête devinrent blanc et sortirent convulsivement de leurs orbites.

– M... maudite...

Sa voix était rauque et semblait être le résultat de roches frottant les parois d'une grotte ; elle était menaçante et traînante.

– Toujours des doutes... Tu t'isoleras... toute seule... Le Mal... tu seras hantée... et puis...

Il étouffa, émit des sons rauques, porta ses mains à sa gorge – et alors il s'effondra tout à fait. Sa tête s'écrasa contre le sol, soulevant un léger nuage de poussière, et la lance le traversa pour ressortir salie de sang noir par son dos. Dans un suprême effort, le colosse releva le menton et dit ces deux derniers mots, avec un cri dément :

– Tu mourras !

Ensuite il retomba ; il était mort et terrassé. Hannah resta un instant en silence, le regard perdu dans le vague. Elle ne pouvait croire qu'elle l'avait vaincu, et qu'elle était à nouveau seule au milieu des landes. Puis elle tressauta, et piétina le cadavre de son ennemi. D'abord elle se contenta d'écraser sa figure du bout de sa botte, puis elle le bourra de coups de pieds, toujours plus fort, en hurlant, jusqu'à ce que ses vêtements soit couverts de sang et de chair arrachée.

– Ha ! Je t'ai vaincu ! Je t'ai vaincu, et tu oses me maudire ! Tu n'es rien ! Tu n'es plus, tu es mort ! Certes, je mourrai aussi ! Mais nous mourrons tous ! Et ma mort à moi sera glorieuse. Tu ne peux plus avoir aucune influence sur moi !

Le ton de sa voix montait toujours plus haut ; on eut dit qu'elle était désespérée et qu'elle cherchait à se convaincre elle-même.

– Qui es-tu pour me hanter ? Tu n'es pas un fantôme, tu n'es qu'un vulgaire tas de viande grise ! Regarde, je te crache dessus, je te piétine ! Je te hais, je te méprises, je t'ai tué, regarde ! Ha ! J'oubliais que tu ne peux plus voir ! C'est ça, c'est ça, crève donc une seconde fois de honte, et disparais à jamais !

Elle s'arrêta un instant pour reprendre son souffle, puis se remit à le frapper avec un bâton.

– Mes questionnements ne regarde que moi-même ! Je t'interdis de te les attribuer !

Elle continua ainsi une heure durant, jusqu'à ce que ses forces la quittent peu à peu. Alors le corps de Karey Daa était plus proche du squelette. Elle n'avait plus besoin que d'une chose, c'était de s'écouler sur le sol, de fermer ses paupières si lourdes, et de se ressourcer ; mais elle ne pouvait pas encore. Elle était loin de tout ; il fallait qu'elle boive et qu'elle mange si elle voulait pouvoir se relever un jour. Elle avait la certitude que si elle n'avançait pas dans l'immédiat, elle mourrait à son tour. Elle rassembla donc tout ce qu'il lui restait de volonté pour reprendre sa route, au hasard et en se traînant plus lentement que jamais.

Et pourtant – quelle innocence de sa part ! – elle avait l'impression d'échapper à la malédiction auquel le Mal, à travers son incarnation Karey Daa, l'avait vouée.


L'éveil de Karey Daa (Les XXIs, livre III)Where stories live. Discover now