Chapitre X

63 11 0
                                    

X

Le soleil s'éteignait lentement à l'horizon quand ils s'arrêtèrent à Crowford village. C'était la première étape de leur voyage ; ils comptaient reprendre la route le lendemain et ne visiter le Sanctuaire de la Rétine que le surlendemain. Jusqu'à présent, leur périple s'était déroulé sans le moindre incident, et ils n'aspiraient qu'à prendre un bon repas dans un établissement digne de ce nom. Pourtant le fourgon s'arrêta le long d'une rue qui semblait faite pour accueillir le marché populaire du dimanche, et en aucun cas digne d'une étape royale. Le valet de pied ouvrit la portière et tendit la main vers une taverne dont l'écriteau indiquait "Bières & Chambres". Clarisse fit la moue et montra à tous un air méprisant ; si c'était ici qu'elle allait devoir dormir, elle préférait encore camper dans le bâtiment abandonné de "L'auberge des Quatre Nuits", qui n'était situé que quelques rues plus loin. Certes, elle avait tout abandonné pour devenir ambassadrice de l'Angleterre en France, mais elle n'abandonnerait jamais sa décence humaine – et surtout sa décence d'ancienne hôtelière. Et après presque un an passé à la cour du Grand-Duc d'Allembert, revoir sa petite ville, si familière sans pour autant être particulièrement agréable, et surtout inchangée, lui procurait une sensation qu'elle ne comprenait pas elle-même. Ce n'était en aucun cas de la nostalgie, et c'était encore moins de la peine en pensant à Clemence – cela lui faisait plutôt l'effet d'une douche froide en plein figure, et en même temps comme si la mémoire lui faisait défaut. Elle ne comprenait pas ; elle ne voulait pas comprendre, elle ne voulait pas en venir à regretter quoi que ce soit ; aussi elle se contenta de garder cette expression désagréable qu'on lui connaissait si bien.

Et aux têtes surprises qu'affichaient sans réserve ses compagnons, Hannah répondit par un petit sourire suffisant : elle passa la première et franchit les portes battantes de l'établissement, et, comme par réflexe, sa main toucha l'inscription "chambres à louer" gravée sur le panneau de droite ; et cette sensation familière raviva quelque chose en elle. L'intérieur était enfumé, et, à la table du fond, un groupe d'habitués rougeauds laissaient leur nez tremper jusqu'au col de leur bière. Les trois quarts d'entre eux semblaient déjà à moitié endormis ; et les murs derrière eux paraissaient avoir trempé dans l'alcool à tel point que le papier peint s'en décollait lentement en gonflant et en se teintant d'un gris presque vert. C'était une hideuse vue que les yeux grisés de boisson des alcooliques épargnait à leur propriétaire.

L'impératrice s'avança jusqu'au comptoir et le frappa du plat de la main. La grosse patronne, qui était en train d'astiquer un verre devant une rangée de bouteilles, releva la tête, et un sourire surpris étira ses joues rebondies.

– Petiote ! La p'tite est de retour ! s'écria-t-il de sa voix forte. Et ben dis donc, ça faisait longtemps qu'on n'avait plus entendu parler de toi – enfin, pas en personne, quoi. Alors c'est comme ça que tu réagis quand je te propose mon aide, hein ? Tu débarques un an et demi plus tard, quand c'est trop tard et que ton combat est déjà gagné ? Et te voilà devenue not' reine ? Sans avoir pensé à tes amis ? C'est des façons, ça, par exemple ? C'est comme ça que tu prouves que tu vaux mieux que S. M. – enfin, comme y a plus ses règles débiles, on peut l'appeler comme on veut –; c'est comme ça que tu prouves que tu vaux mieux que Violavette ?

Les poivrots du fond rirent un grand coup en levant leur choppe.

– Voyons, La Bourrue, fit Hannah sans contenir son sourire, sont-ce là des façons de parler à ta souveraine ? Faut-il que je fasse brûler et raser ce tripot – que dis-je, ce lieu de débauche! – par ma garde ?

Elle posa une bourse débordante sur le comptoir.

– Bien sûr que non, la p'tite majesté. Tu seras toujours la bienvenue ici, c'est c'que je t'avais dit à l'époque, pas vrai ? Et tu sais bien que j'ai qu'un parole. J'ai toujours su que t'étais comme ça, un peu tyrannique ; je me doutais bien que tu deviendrais quelqu'un d'exceptionnel – au fond, t'as pas changé.

L'éveil de Karey Daa (Les XXIs, livre III)Where stories live. Discover now