Chapitre VII

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VII

Le repas fut aussi somptueux que la salle à manger dans lequel il était pris. Des plats de porcelaines où s'étalaient de délicieux rôtis luisants de sauce et garnis de salades raffinées, des pommes de terre au four, des gratins de légumes, des œufs de caille sur des toast et des haricots en sauce tomate. L'ambiance était fort joyeuse, et, pour préparer ses confrères aux terribles nouvelles qui les attendaient, Hannah avait fait monter des caves royales d'excellents vin.
La table était si longue que les vingt-cinq convives y rentraient aisément ; et l'impératrice présidait l'assemblée avec une certaine fierté. Tout était gai autour d'elle, et elle savait que tous ces gens réunis aujourd'hui étaient faits pour vivre ensemble et non pour être séparés. Malheureusement, ils avaient des pays à diriger – ils avaient perdu à la fois leurs parents, leur insouciance et leur liberté bien des années plus tôt. Ce repas était l'occasion d'oublier, pendant une petite heure, tous les charges qui pressaient sur leurs jeunes épaules ; et certains, fort isolés de leurs compagnons, étaient ravis de se retrouver. Les plaisanteries allaient bon train ; et les yeux d'Hannah circulaient de place en place. Judi et Ilhoé retrouvaient une amitié brisée par la distance ; et il en allait de même pour Nitjzki et Praag. Ce fut sur Winter et Maïke qu'elle s'attarda le plus longtemps ; ils riaient ensemble – ce qui était fort inhabituel pour chacun de ces personnages. Du moins, c'était le point de vue de Hannah, qui avait des relations des plus tendues avec chacun d'eux. Elle ignorait comment ils s'étaient connus ; mais depuis le jour où elle avait rencontré Winter, elle savait que Maïke avait placé en elle toute sa confiance. Enfin, elle les avait toujours soupçonné d'avoir eu une affaire – dans la façon dont Maïke parlait de Winter, dans la façon dont Winter avait croisé Hannah au milieu de la nuit tandis qu'elles traversaient toutes les deux le campement. Cette fameuse nuit où Hannah avait égorgé Clemence... Un frisson lui parcourut l'échine. Elle avait beau trouver cette femme affreuse, elle était elle-même répugnée de ses actions. Elle n'aurait sûrement pas dû aller jusque là, mais elle n'était pas dans son état normal. Et de plus, elle n'était toujours pas parvenue à regretter sincèrement ce qu'elle avait fait. Même Clarisse, qui était bien plus proche de Clemence que n'importe qui d'autre, n'avait pas semblé en vouloir particulièrement à Hannah après cet évènement. Mais là n'était pas la question ; elle se préoccupait de Maïke et de Winter. Örka avait tourné sa chaise dos à la table : elle était occupé à nourrir Saul, et se masquait à la vue de ses compagnons tandis que son fils tétait son sein.

La pauvre ! pensa Hannah, elle ne se doute de rien. Tout se passe sous ses yeux – et elle est trop occupée avec le fils de cet homme horrible pour se rendre compte de quoi que ce soit.

Un instant, elle prit un peu de recul par rapport à ses pensées. Elle était ridicule. On aurait dit qu'elle était jalouse... jalouse à la place son amie. Son comportement était aussi déplacé que grotesque ; et puis, elle se mêlait tout à fait de ce qui ne la regardait pas. Peut-être que son rôle d'impératrice était de se mêler de la vie du monde ; mais Maïke Derksberg n'était pas le monde.
Elle redressa la tête, et planta sa fourchette dans un morceau de steak saignant, puis, avec toute la majesté de son être, elle le porta à ses lèvres avant de le mâcher avec délice. La viande tendre fondait dans sa bouche en répandant son fort parfum – c'était tellement différent de la fade et immonde soupe à l'eau et aux légumes passés du Bagne qu'elle en aurait presque ri. Décidément, il était vraiment temps qu'elle se concentre sur l'instant présent. Le dessert arriva comme en un éclair ; il y avait des pâtisseries gonflées de crème et des compotées de fruits variés. Son palais monta au paradis ; il lui semblait qu'elle ne se lasserait jamais de cette cuisine d'exception. Parfois il suffit d'avoir souffert durant quelques années pour apprécier à jamais le luxe et le confort.

L'éveil de Karey Daa (Les XXIs, livre III)Där berättelser lever. Upptäck nu