Chapitre XXIX

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XXIX

Elle était en manque d'eau, et elle avait cruellement faim. Sa vision s'altérait, des taches noires apparaissaient aux coins du paysage. Elle voyait de moins en moins bien, sa tête vibrait comme si on y donnait des coups de marteau, mais elle continuait à avancer. De temps à autres des ombres hautes et fuyantes apparaissaient devant elle, et elle tendait la main ou tournait la tête, croyant avoir rejoint Karey Daa, mais à chaque fois ces ombres disparaissaient.

Son estomac n'était plus qu'une poche d'acide dont les parois se détruisaient d'elle-même. La brûlure ne s'atténuait pas avec le temps, et la consommait de plus en plus de l'intérieur. Elle se sentait glisser lentement vers l'inconscient, comme si sa propre vie commençait à lui échapper. Elle était affaiblie et horrifiée, le désespoir commençait à la gagner, mais elle ne se trouvait plus le courage de crier. C'est ainsi que se créèrent en elle et autour d'elle des visions qui l'aidaient à garder la tête au-dessus de la surface.

Ce fut tout d'abord Dienska. Elle souriait, quelques mèches rebelles sortaient de son chignon lâche, et son beau tablier sentait bon les pâtisseries et les plats mijotés – mais ce que Hannah voyait, ce qui absorbait toute son attention, c'était ce sourire, un sourire à réchauffer le cœur, exactement ce dont elle avait besoin en cet instant.

– Maman... murmura-t-elle, tentant d'ignorer à quel point elle se torturait elle-même.

Elle tendit la main pour effleurer l'apparition, mais celle-ci s'évapora aussitôt.

Fais comme si elle était réelle, ne fût-ce qu'un instant. Oublie. N'essaie pas de la toucher. Contente-toi de l'observer. Tu as besoin de la revoir.

– Urieh...

La voix de Dineska était pleine d'amour. Elle fit un petit au revoir de la main à Hannah, et son visage s'arrondit, se fondit, pour devenir celui du Prochain. Des larmes brouillaient sa vision ; aussi Urieh apparut-il comme coulant et tremblant, mais il avait toujours sa sereine et innocente expression de bon vivant. Il avait les yeux fermés, et son large sourire scintillant soulevait haut ses pommettes.

– Hannah... tu as a fait temps de choses... N'abandonnes pas maintenant. Tu fais ce qu'il faut. Regarde-toi : tu te bats ! Tu prends ton destin en main, et celui des autres – et même de la nation – avec. Tu as déjà accompli tellement plus que ce que tu devais faire au départ... en même temps, qui sait ? Peut-être cette expédition était-elle prévue depuis l'instant où la Prêtresse Originelle nous est apparue, à ta mère et à moi. Nous ne pouvons pas le savoir, et nous ne le saurons peut-être jamais. Cela n'a pas d'importance ; l'essentiel est d'aller de l'avant. Tu es sur la bonne voix, je te l'assure, alors continue. Laisse-toi guider, mais surtout ne te laisse pas dépérir. C'est une épreuve de plus. La faim et la soif terribles qui t'assaillent sont ton épreuve ; mais je suis ta consolation. Une fois que tu as surpassé tes besoins naturels, tu pourras surpasser tes faiblesses physiques.

Il laissa échapper un soupir, et il sembla à Hannah qu'une partie de son âme partait avec ce souffle irréel qui s'évaporait ainsi.

– Il y a encore tant de choses que j'aurais pu te dire... que j'aurais voulu t'apprendre... Mais je suppose qu'il était prédit et prévu dès le départ que le temps nous serait compté.

Ses paroles étaient terriblement pleines de vérité ; elles arrachaient de nouvelles larmes aux yeux de Hannah. Quand elle releva la tête, il avait disparu.

Remets-toi... en chemin...

Elle se redressa et planta fermement ses pieds dans le sol. Il n'était plus question de se laisser abattre. Elle savait ce qu'elle devait faire, au fond, elle n'en avait jamais vraiment douté. Elle marcha, et cette fois, il lui sembla que son pas faisait trembler la terre. Son mal de crâne s'était apaisé, elle ne ressentait presque plus la terrible faim qui la lacérait en silence ; sans avoir rien fait, elle avait reprit des forces.

Était-ce Haars Besoor... Ou était-ce l'espoir ?

***

Quelle heure, quel jour était-on ? Cette lumière qui irradiait l'horizon, qui faisait fondre en un scintillement infini les prairies... était-ce le lever ou le coucher du soleil ? Était-ce son imagination ? Tout autour d'elle était sublime, grandiose, comme une cathédrale bâtie avec l'herbe des landes. Et pourtant il lui semblait qu'elle aurait pu redevenir aveugle sans s'en rendre compte. Peut-être ne voyait-elle déjà plus, et était-elle en train d'avancer dans ses rêves ?

Tout d'un coup elle se sentit gonfler la poitrine et serrer les poings. Puis elle se mit à hurler. Elle hurlait des incantations et des malédictions rushk à pleins poumons, et ses cris déchiraient l'air, l'espace, et fendaient les nuages.

Elle le maudissait, elle appelait son maître, mais son maître était loin... très loin... et puis elle l'appelait, lui...

Un grognement sourd, suivi d'un hurlement surpuissant, semblable à celui d'un titanesque tigre affamé, l'interrompit. Elle releva la tête ; il était là, à nouveau, et plus terrible encore que la première fois. On eut dit qu'il s'était abreuvé de sa victoire passée ; il paraissait plus massif, ses muscles avaient gonflé, ses dents aiguisées sortaient dans tous les sens de sa bouche tordue en une abominable expression de puissance sauvage, et il semblait plus grand encore du fait qu'il était plus près. Il mesurait le double de Hannah ; elle était insignifiante à ses côtés, et pourtant elle ne se laissait pas abattre. Oh non, il n'était plus question de renoncer. Pas après tout ce qu'elle avait vécu pour en arriver là. Tout ce qu'elle avait enduré pendant tant d'années après la mort de ses parents, c'est-à-dire la prison, les mauvais traitement, le bagne, la torture, et puis l'accession au pouvoir, tout cela ne servirait à rien si elle mourrait en cette heure. Elle devait vivre, elle devait triompher, et ce, autant pour le passé que pour l'avenir, autant pour sa famille assassinée que pour ses camarades encore debout. Depuis son commencement, sa vie n'avait eu d'autre but que de la mener à vivre cette instant présent. La vie ne l'avait pas forgée pour perdre. Le monde lui avait laissé voir le jour pour qu'elle triomphe. C'était sa seule issue.

Ce fut elle qui hurla le plus fort des deux. Mais les cris ne servent qu'à intimider l'adversaire ; ils ne sont que des préliminaires bien insignifiantes dès que l'on passe aux mains. Elle saisit plus fermement que jamais son long et ferme bâton noir, se campa sur son pied gauche, et bondit, vive comme l'éclair et forte d'une détermination sans faille. Sa puissance d'esprit décuplait le moindre de ses muscles ; la violence de sa rage de vivre repoussait tous les maux, faiblesse, fatigue et faim.

L'éveil de Karey Daa (Les XXIs, livre III)Where stories live. Discover now