Les Hommes-Bouteilles

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J'ai fait une crise de somnambulisme, mais c'est quand j'ai vu les phares d'un camion me foncer dessus que j'ai compris que je n'étais pas dans le couloir de ma maison.

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Voici une autre histoire yakoute qui me faisait très peur lorsque j'étais enfant. On raconte qu'elle s'est déroulée dans l'Oulous de Tattinski, dans un petit village, en plein jour.

[NDT : un Oulous est une division administrative, un peu comme nos départements, quoiqu'on utilise en général le terme de raïon en Russie et dans les autres ex-républiques soviétiques, le terme oulous désignant la même chose mais n'étant employé que pour certaines régions de Yakoutie.]

Le personnage principal de cette histoire, appelons-le Simyon, faisait partie du kolkhoz et rentrait de la fenaison au village un soir d'été. Le chemin de terre battue traversait des terrains vagues, il faisait beau et chaud (petite parenthèse, la chaleur estivale en Yakoutie est aussi insoutenable, la température descend rarement en-dessous de 30 degrés, parfois elle atteint les 40 – cela signifie que l'écart entre les températures des différentes saisons approche les 100 degrés).

Notre Simyon avançait gaiement en fredonnant dans sa barbe, quand il s'est aperçu que trois personnes venaient à sa rencontre sur le chemin. Celui qui était au centre était un peu plus grand que les deux autres. À ce moment, Simyon l'a pris pour un adulte accompagné de ses deux enfants, se demandant qui ça pouvait bien être. Il a fini par se dire qu'il s'agissait d'un certain Nikitine accompagné de ses deux fils et a continué tranquillement sa route. Mais alors qu'ils approchaient, il s'est rendu compte que les deux qui marchaient sur les côtés ne pouvaient être qualifiés d'enfant – la différence de taille avec celui du milieu était en réalité dérisoire. Ensuite, il a remarqué que leur apparence était pour le moins étrange : ils étaient tous habillés des mêmes vêtements gris, et leur large silhouette, cachée par leurs habits, descendait jusqu'à la terre en s'élargissant vers le bas, de sorte qu'ils évoquaient des sortes de bouteilles. Il ne voyait pas leurs jambes, et il se demandait comment ils pouvaient bien avancer.

Simyon n'a pas pris peur immédiatement. Il a commencé par continuer machinalement son chemin, avant de percevoir leurs grands yeux noirs sur leurs visages aussi blancs que du papier, et s'est littéralement crispé de terreur. Il s'est alors rappelé que, selon les croyances yakoutes, lors d'une rencontre avec des abasys, c'est-à-dire à peu près n'importe quel type d'esprits maléfiques, il ne fallait sous aucun prétexte prendre ses jambes à son cou, sans quoi ils pouvaient vous prendre en chasse et vous tuer sur place (il suffit de voir la première pasta sur la Yakoutie). À une vingtaine de pas devant lui, un sentier étroit s'écartait du chemin principal, et il s'est mis en tête d'atteindre l'embranchement avant les trois « hommes-bouteilles » afin de les éviter. Mais la peur avait une telle emprise sur lui qu'il n'a pu s'empêcher d'accélérer la cadence. Regarder le visage de ces créatures le terrorisait, mais à peine détournait-il le regard qu'il avait l'impression qu'elles allaient se jeter sur lui, et ses yeux revenaient immédiatement vers les « passants. » Comme dans ses souvenirs, ils étaient tous les trois presque identiques, pâles, comme s'il n'y avait pas de sang dans leurs veines pour colorer leur visage, avec de grands yeux noirs immobiles qui regardaient droit devant et une large silhouette déformée dont le bas s'évasait. On ne pouvait les différencier que par la taille.

Finalement, Simyon a atteint l'embranchement et a bifurqué sur le sentier. Il ne restait alors plus qu'une dizaine de mètres entre lui et les créatures. Se forçant à ne pas détaler comme un lapin, il a continué à avancer sur le sentier, en suivant les choses du coin de l'œil. À son grand soulagement, elles sont passées à côté, ne lui jetant pas même un regard. Après avoir mis une distance suffisamment confortable entre lui et ces choses, Simyon s'est mis à courir et s'est rué chez lui. Il s'est retourné quelques fois, apercevant au loin les silhouettes des « hommes-bouteilles » sur le chemin.


Il s'est plus tard avéré qu'il n'avait pas été le seul à les avoir vus. Dans le village, ainsi que dans les environs, quelques personnes ont aperçu le trio et ont eu la peur de leur vie. Tout le monde a fini par se dire que les créatures ne s'intéressaient pas à leur village et n'avaient fait que passer, se rendant quelque part pour s'occuper « de leurs propres affaires. » Quelque chose du genre...

𝕻𝖆𝖓𝖉𝖊𝖒𝖔𝖓𝖎𝖚𝖒Where stories live. Discover now