Mon Frère #12

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Extrait du cahier n°1 ; « Genèse / Naissances multiples » :


[6.]
Je crois que les moments déterminants de ta vie n'apparaissent pas comme tels avant beaucoup plus tard. On ne se rend compte de leur importance qu'après, et c'est peut-être la plus grosse tragédie de tous les temps.


La partie enfant de la bibliothèque de notre école comportait une toute petite médiathèque, qui consistait en des documentaires et des mauvais films. Quand j'étais un petit garçon, à la fin de chaque semestre, la classe organisait une pizza party où on regardait des films et où on savourait le fait qu'on était en vacances. Notre prof demandait des films pour enfants - habituellement des spéciaux de Snoopy ou de Clifford le gros chien rouge - et la dame des cassettes, comme on l'appelait, arrivait.

Elle était très mince et avait toujours l'air fatiguée. Elle avait de longs cheveux et passait tout son temps dans la salle vidéo. Je ne sais pas pourquoi j'étais fasciné par cet endroit, peut-être parce qu'il y avait toujours quelque chose à la télé. Les news passaient en permanence sur un des posts, et plusieurs autres films, des archives, ou des documentaires jouaient en même temps. L'endroit était rempli d'appareils photo, de costumes pour l'atelier théâtre, et d'étagères bourrées de cassettes. Elle servait au final de stockage pour toute l'école. Le concept de travailler dans cette salle, entouré d'archives du passé et du présent, connecté à la réalité du monde extérieur me plaisait beaucoup. Le fait que je sois déjà si nostalgique et intéressé par ce genre de choses à cet âge était déjà préoccupant.

La dame des cassettes était joviale et patiente, et je me suis souvent excusé de passer tant de temps dans cette salle. J'inventais souvent des recherches pour les profs. Pendant une de ces nombreuses excursions, je suis tombé sur des boites en carton cachées derrière une étagère, remplies de vieilles cassettes. Quand j'ai pris la boite, j'ai libéré une grande quantité de poussière. Toutes ces cassettes avaient des étiquettes évocatrices. Je me souviens distinctement de « Boîte de fusible » et « Douzième étage ». J'en ai pris une qui s'appelait « Naissances multiples ». Je ne sais pas trop pourquoi.

Je l'ai cachée dans ma veste et l'ai fourrée dans mon sac alors que personne ne regardait. Compte tenu de la quantité de poussière qui recouvrait les cassettes, je me suis dit qu'elles ne manqueraient à personne.

À l'époque mes parents avaient un gros Betamax dans leur chambre, qu'ils n'utilisaient jamais. Mon grand-père l'avait ramené d'Amérique. Notre pays, à l'époque, pouvait à peine subvenir aux premières nécessités, encore moins les cassettes de comédies romantiques. Alors tout ce qu'on avait, c'était des enregistrements de contrebande, la plupart issus de signaux lointains interceptés par des pirates.

C'était compliqué à gérer, mais mes parents étaient à un mariage et ne rentreraient pas avant minuit. Alors j'ai mis la cassette et je me suis assis pour la regarder.

L'image était détériorée et avait un grain horrible, mais ce n'était pas difficile de la comprendre. C'était filmé sur un trépied, face au rivage. À la couleur grisâtre et à l'aspect de la mer, sans parler des bouteilles vides jonchant le sable, je pouvais dire que c'était une plage tout près d'ici. Au tout début on pouvait voir l'ombre de la personne qui ajustait l'objectif, puis elle bougeait hors de l'image et on ne la voyait plus. C'était simplement un long plan fixe sur les remous de la mer, avec le vent qui soufflait. Rien que le fait de regarder la cassette me détendait ; je suis à peu près sûr que c'était en été.

Je me suis assis au pied du lit de mes parents et je l'ai regardée. J'étais préparé à voir quelque chose de dérangeant — en même temps je ne savais pas vraiment comment un accouchement se passait — mais tout ce que j'ai vu était la mer. À peu près à dix minutes, un chien émacié marchait dans le sable, reniflait une vieille bouteille, puis disparaissait du cadre.


En tout, la cassette durait vingt-cinq minutes. Je me souviens que je devais lutter pour ne pas m'endormir. Puis il y a eu la dernière minute.

Après pratiquement une demi-heure d'enregistrement des mouvements perpétuels de la mer, on remarquait quand même quelque chose de différent. Ça ressemblait d'abord à trois taches noires à quelques mètres du rivage. Comme trois bouées dans l'eau. Plus elles ont commencé à avancer plus près dans le sable. Elles émergeaient. C'était des têtes reliées à des cous, qui laissaient apparaître des épaules. Trois adultes qui émergeaient de l'eau froide. La distance, la qualité de la vidéo et l'éclairage les faisait apparaître comme trois silhouettes noires. Je pense qu'ils étaient nus. Ils ont commencé à sortir de l'eau. Ils bougeaient à l'unisson, faisant des pas presque en même temps. Ils étaient très grands. L'eau leur arrivait aux genoux et ils parlaient face à la caméra tout en gardant cette démarche rythmique jusqu'à ce que la vidéo s'arrête. Celui qui filmait a arrêté la vidéo juste là.


Il est dur de croire mon esprit impressionnable et jeune là-dessus, mais je suis à peu près sûr que cette séquence avait été tournée en une seule prise.

À l'époque je ne voyais pas du tout ce que ça pouvait vouloir dire. Je crois que je ne sais toujours pas d'ailleurs. J'ai retiré la cassette — presque de force — et l'ai remise dans mon sac. Le lendemain j'ai jeté la cassette dans le panier de retour de la bibliothèque. Évidemment, la dame des cassettes saurait que quelqu'un avait pris cette cassette de la salle.

Mais elle ne m'a pourtant jamais suspecté. La fois d'après quand je l'ai vue, elle m'a regardé de son regard poli-mais-fatigué, et m'a demandé pourquoi j'étais là, une tasse de café fumant entre ses doigts pleins d'arthrite. Je suis à peu près sûr que le carton rempli de cassette avait disparu.


C'est marrant que je m'en rende compte maintenant, mais ça a été le début de mon obsession.

𝕻𝖆𝖓𝖉𝖊𝖒𝖔𝖓𝖎𝖚𝖒Hikayelerin yaşadığı yer. Şimdi keşfedin