Mon Frère #3

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Extrait du cahier n°2 ; « Xochipilli » :


Dans chaque groupe de copains, quand on est jeune, il y a toujours le mythomane professionnel. Le genre de gars qui te dit qu'il y a une quatrième flûte dans Mario 3, ou un personnage secret surpuissant dans Street Fighter. Ou que son père a tué un lion lors de son dernier voyage en Afrique. Ou que sa mère est une actrice. Vous voyez le genre.

A était le spécialiste dans notre groupe, et un de mes meilleurs amis. Il est toujours ces deux choses. On se foutait de lui mais on aimait écouter ses histoires un peu embellies, dont il ne se souvenait jamais après. Quand on était encore au collège et que ma sœur était un bébé, on a parlé des Aztèques à l'école. A et moi étions passionnés par le concept de sacrifice rituel, surtout s'il permettait de communiquer avec les dieux.

Ce qu'on faisait, c'est qu'on allait au lac ___.

[Note : C'est le même lac que dans la liste "Personnes qui tuent des animaux"].

On remontait nos pantalons et on restait sur le bord avec des bocaux en verre, essayant d'attraper quelques poissons. Quelques grosses bestioles venaient tout près de la surface et parfois on avait de la chance. Les autres enfants qui donnaient à manger aux oies nous regardaient bizarrement, mais je m'y étais rapidement habitué.

Avant ça, on avait creusé un petit trou, derrière des buissons, près de la balançoire rouillée. À l'origine, c'était pour enterrer la poupée de T (encore une anecdote intéressante, mais c'est une autre histoire).
On n'utilisait plus ce trou. On emmenait les poissons là-bas pour les évider avec nos fournitures d'école (crayons, stylos), alors qu'ils étaient encore vivants, et on jetait les restes nauséabonds dans le trou. Les mains encore couvertes de sang de poisson, on s'agenouillait devant notre autel improvisé et on récitait la prière solennelle : « Nous faisons ce sacrifice pour toi, Ô Xochipilli, et espérons que tu nous guides ».


Xochipilli était un dieu Aztèque, qui venait d'une autre culture si je me souviens bien. Il était un des seuls avec un nom prononçable (bien qu'on se rate une fois sur deux), alors c'était le dieu qu'on avait choisi.
Parfois, après notre sacrifice du jour, on s'asseyait là et on tendait l'oreille vers le trou, attendant une voix qui en émanerait pour révéler, je ne sais pas, l'existence d'un dieu. Ou les réponses du contrôle de maths du lendemain. Des fois, on s'ennuyait de ne rien entendre alors on faisait autre chose, mais on l'a fait pendant à peu près un mois.


Quand j'y repense, je trouve étrange que personne ne nous ait posé des questions sur notre activité. Les autres enfants qui étaient là restaient simplement à distance. L'autel de Xochipilli était caché dans une partie du parc où personne n'allait jamais, puisque de toute manière personne n'utilisait la vieille balançoire rouillée. Du coup, la puanteur, qui empirait à mesure qu'on y ajoutait les entrailles de poisson, n'attirait pas trop l'attention.

Xochipilli ne nous a jamais répondu, mais nous ne relâchions pas nos efforts. Comme je l'ai dit, on l'a fait pendant près d'un mois. Et puis, quelque chose d'assez énorme s'est produit.

On n'était pas les seuls du quartier avec un petit penchant pour la cruauté animale. Il y avait une autre bande d'enfants, plus vieux que nous d'un ou deux ans, qui traînaient près du lac et qui jetaient des pierres aux oies. Je pense que la plupart du temps, ils voulaient juste les effrayer, mais un jour, un des enfants a atteint une oie pile dans la tête. Très bien visé. Ou très chanceux.

Les adultes qui ont assisté à la scène étaient horrifiés des tendances violentes des enfants d'aujourd'hui. Leur génération n'était pas comme ça, c'était sûrement la faute des jeux vidéo, blablabla... L'oie tentait désespérément de nager, la tête dans l'eau, en essayant de regagner le rivage. Un papa a fait quelques mètres dans l'eau, a attrapé l'animal par la patte et l'a posé doucement au sol sur le rivage alors qu'un petit groupe de curieux se formait.

La tête avait été touchée et saignait abondamment. Une vieille femme a bêtement proposé d'emmener l'animal chez le vétérinaire. Les gens avec un minimum de bon sens ont protesté. L'oiseau était en train de mourir, et personne n'avait assez de courage pour mettre fin à ses souffrances, alors ils l'ont juste laissé là. L'oie battait fébrilement des ailes et convulsait. Les adultes étaient partis, emmenant leurs enfants, et en quelques minutes il ne restait plus personne. L'animal vivait ses dernières minutes, seul.

Bien sûr, A et moi avions d'autres plans pour lui. Dans nos esprits, plus gros était le sacrifice, meilleure serait la réponse. Et là, c'était un gros sacrifice.

Après que tout le monde soit parti, on s'est faufilés près de l'animal et on a clairement vu qu'il ne vivait presque plus, ses spasmes s'étaient espacés. On a ramené l'animal près de l'autel. J'ai dit à A qu'il aurait l'honneur de le faire. Surtout parce qu'il avait l'air dégoûté.

Il avait cependant soif de sang, et sans hésiter, il a poignardé l'animal droit dans la poitrine avec son crayon. Du sang chaud en est sorti. Et on s'est rendus compte qu'on ne pouvait pas finir de la tuer. Elle avait l'air trop vivante, pas comme les poissons, mais plutôt comme nos propres animaux de compagnie. Alors on est juste restés là. On se sentait un peu mal, mais on a attendu qu'elle meure enfin. Elle a agonisé pendant encore deux-trois minutes.


On s'est vite mis au travail. Le trou était presque plein d'entrailles de poisson. C'est un miracle qu'on ait pu se tenir si près de cette puanteur, mais je pense qu'on ne fait pas très attention à ces choses-là quand on est un enfant intrépide. Et dérangé. On a attrapé l'oie, et on l'a jetée dans le trou, l'autel à Xochipilli. Nos mains étaient, encore une fois, couvertes de sang.

Avec ce nouveau sacrifice, l'autel semblait sinistre. La tête défoncée de l'oie dépassait du trou. Son cou, tenu par la rigidité cadavérique je suppose, la tenait droite. Une aile cassée sortait également, et des plumes s'arrachaient. On s'est regardé avec A, on a décidé de faire nos prières rapidement et de rentrer à la maison, décidant tacitement que c'était la dernière fois.

« Nous faisons ce sacrifice pour toi, Ô Xochipilli, et espérons que tu nous guides ». Je me souviens parfaitement de cette prière. Cette fois, on n'a pas attendu de réponse. Aussi parce qu'on pensait vraiment à la possibilité d'en avoir une, cette fois. On est montés sur nos vélos et on a foncé jusque chez nous.


Cet incident s'est produit, d'après mes souvenirs, en août 1998. Et tu sais ce qui s'est passé en août 1998, au lac. C'était dans les journaux. Tous les poissons étaient morts dans la nuit, flottant à la surface. Et ce lac n'a plus accueilli grand-chose de vivant depuis, d'ailleurs. Comme l'enfant qui s'y est noyé.

Je suppose que Xochipilli récompense la patience. Je ne suis plus retourné au lac pendant des années après ça. A non plus. On n'est jamais allés voir si quelqu'un avait nettoyé le trou et le massacre qu'on y avait fait, mais quand j'y suis retourné, il n'y avait plus aucune trace de notre autel. Je n'aime pas aller là-bas. Il reste quelques oies ; elles n'ont rien à manger à part ce que les gens leur jettent. Et la façon qu'elles ont de me regarder- je sais que ça peut paraître bizarre, mais c'est vrai - la façon qu'elles ont de me regarder me font me sentir sale.

[FIN.]


Cette histoire a certainement été écrite par mon frère, parce que ça ressemble à son style. Et A était en effet, aussi loin que je me souvienne, son meilleur ami. D'après mes parents, il a passé du temps pendant un moment près de ce lac, alors ça correspond. Comme il l'a dit, les poissons de ce lac sont tous morts, une nuit d'août 1998. On pense que c'est une fuite toxique d'une usine toute proche qui aurait causé ça. Maintenant il ne reste que quelques oies.


𝕻𝖆𝖓𝖉𝖊𝖒𝖔𝖓𝖎𝖚𝖒Where stories live. Discover now