Chapitre 22

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Akis n'eut guère l'opportunité de livrer à ses camarades les frasques dont lui seul avait le secret : une fois parvenu à la gigantesque résidence des Delistel, il fut effectivement si déboussolé par la grandeur des lieux, si happé par la magnificence excentrique des bibelots et des ouvrages d'art que vomissaient les couloirs qu'il s'en tint à une approche particulièrement timorée. Toujours en queue de peloton, les lèvres scellées, il suivait les mouvements en prenant garde à ne rien renverser, à ne rien bousculer malencontreusement. Il se doutait que le père de Jade aurait à son endroit une patience redoublée, compte tenu du fait qu'il était envers et contre tout aspirant de la Huitième Brigade Royale de Balhaan, mais il ne se voyait guère causer tumultes et désordres dans la demeure bourgeoise d'un militaire à l'allure aussi stricte. Aucun garde d'Aville n'avait jamais eu l'air aussi intimidant que cet homme à l'aspect patibulaire, y compris armes brandies. Le poids des responsabilités avait doté les épaules de ce soldat émérite d'une envergure inestimable.

On leur fit donc un tour sommaire du propriétaire ; de toute manière, il allait sans dire qu'on ne pouvait guère se permettre de leur présenter chaque pièce, chaque recoin, chaque alcôve des innombrables bâtisses qui couraient dans l'enceinte de cette simili-forteresse, perchée à quelques lieues de Corgenna. Myriades de serviteurs se pressaient çà et là afin de parachever leur accueil, et un banquet somptueux était manifestement en préparation, si le natif d'Aville devait en croire les senteurs exotiques et alléchantes qui s'étaient malicieusement échappées des cuisines alors qu'ils étaient passés à leur hauteur.

On les présenta enfin au reste de la famille de Jade, même si cela fut avant toute autre chose l'opportunité pour cette dernière de se livrer à quelques émouvantes retrouvailles ; nombreuses furent les embrassades dont elle profita outrancièrement, toujours sous l'œil mitigé de Lida. Akis nota que le général Delistel semblait avoir eu l'infortune de n'engendrer que des filles pour héritières ; un mal bien relatif à Balhaan, où femmes et hommes jouissaient des mêmes droits, y compris sur le plan des legs. En revanche, sur le plan comptable, aucun procès ne pouvait leur être intenté, ni à lui, ni à sa femme : outre Jade, c'étaient cinq filles qu'il présenta aux voyageurs. L'aînée devait avoir un peu moins de la vingtaine ; soit l'âge du rouquin lui-même, un brin plus vieux que l'autre apprentie, qui récoltait ainsi le rôle de cadette. Les quatre autres demeuraient plus jeunes ; la fraîche dizaine pour la plus menue d'entre elles.

Aucune n'avait l'air aussi tapageuse et dégourdie que Jade. Toutes tiraient davantage de leur mère que de leur père, sur ce plan. Si Akis avait toutes les peines du monde à imaginer sa collègue revêtir corset et robes bouffantes, celles-ci seyaient assurément au reste de sa fratrie. Leurs coiffures élaborées dévoilaient leurs nuques graciles, et leurs joues, délicatement fardées de rose, leurs donnaient presque des allures de demoiselles. Cette ribambelle juvénile semblait avoir toutes les peines du monde à quitter du regard le beau et noble Sylas qui, comme à l'accoutumée, ne cultivait rien d'autre que son impassibilité. Elles ne se décourageaient pourtant pas, toutes autant qu'elles étaient, et pépiaient derrière leur mère, dame d'un certain âge mais toujours d'une indubitable élégance, quelques palabres qui demeureraient secrètes.

Le reste de la soirée s'étira sans qu'aucun événement digne de ce nom n'intervienne. La salle où on leur porta leurs repas était si spacieuse que tous purent y manger sans que la place ne vienne à manquer ; puis on les guida jusqu'à leurs chambres, luxueuses comme le reste du domaine Delistel, non loin duquel s'étendaient des rangées de vignes dont on tirait un vin jugé passable, qu'on avait eu l'intelligence de ne pas leur servir. Corgenna manquait de chaleur et d'ensoleillement pour produire autre chose que du picrate, au grand dam de l'illustre général qui, en matière de climat, n'avait pas d'emprise... Akis se jeta sur son lit et, assommé par toutes les péripéties que ses pairs et lui avaient vécues au fil de ce jour éreintant, sombra sans plus attendre dans un sommeil rassérénant.

Le Royaume de BalhaanWhere stories live. Discover now