Chapitre 40

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Leurs pelles s'abattaient sur le sol dans un silence de mort. Akis, Sora et Andrek n'avaient jamais été aussi mutiques ; c'était le cas depuis plusieurs jours. Depuis les tragiques disparitions de Keylan et de Merogor, en fait. Ils avaient bien sûr retrouvé un brin de contenance en apprenant que Lida s'était réveillée, et qu'elle semblait momentanément tirée d'affaire... mais de là à recouvrer leur insouciance ordinaire ? De là à se lancer à nouveau dans leurs plaisanteries incessantes et leurs badineries inconséquentes ? C'était impensable ; tant et si bien qu'ils ne semblaient, a priori, guère plus divertissants que Silvia, Sylas et Jade, lesquels s'employaient à creuser les sépultures des deux disparus à leurs côtés.

De temps à autres, Amara pointait le bout de son nez et usait de son don pour réchauffer le sol en profondeur, pour empêcher les couches de givre qui le recouvraient habituellement de revenir à la charge ; mais, le reste du temps, ils ne recevaient pas la moindre visite. C'était chose logique : le travail routinier de la Huitième Brigade ne désemplissait pas en période de deuil. En outre, il fallait bien préparer les corps pour leur inhumation...

Istios était parti le lendemain de la bataille. Il avait commencé par se rendre à Lupinova, où il avait porté la nouvelle des disparitions de Merogor et de Keylan, ainsi que la menace que faisait planer leur désormais tumultueux voisin sur la frontière qui s'étendait par-delà le Zygos ; puis il avait remonté la grand-route par la voie des airs jusqu'à Corgenna, où le Roi attendait sans l'ombre d'un doute son rapport détaillé. Il allait sans dire que le Monarque risquait fort d'être surpris... L'isolationnisme de Balhaan n'était plus, ne pouvait plus être d'actualité. Ils allaient devoir s'adapter à cet état de fait... ou mourir, les uns après les autres, jusqu'à ce qu'il ne reste de leur paisible pays qu'un grotesque tas de cendres et d'ossements.

On n'avait plus franchement parlé à Akis depuis ce jour funeste. Pour sûr, le rouquin comprenait bien que tous ses comparses étaient d'humeur morose... mais il ne pouvait pas s'empêcher de penser, avec un soupçon de culpabilité, qu'il n'y était pas pour rien. Pire encore : il se persuadait, petit à petit, qu'ils entretenaient tous à son encontre une aigreur infinie. Comment aurait-il pu en être autrement ? Lui, l'arriviste, l'incapable, l'impotent, avait causé en ligne droite la disparition de Keylan, l'un des leurs. En outre, il avait mis Lida en danger par la seule faute de sa couardise et de sa maladresse. Aurait-il été un combattant hargneux et aguerri que rien de tout cela n'aurait pu avoir lieu : il aurait fait face à l'automate avec vaillance et l'aurait défait par la seule force de ses talents de bretteur, à l'instar de Rolan et d'Andrek. Puis Merogor serait arrivé, et, aux côtés de la commandante actuelle de la Huitième Brigade, aurait veillé à massacrer ces immondes soldats sans se mettre outrageusement en danger ; de quoi condamner l'invasion de leur voisin à un échec retentissant, sans faire couler la moindre goutte de sang.

Nilly, d'ailleurs, était jusqu'à présent restée alitée. Sa blessure semblait se résorber, petit à petit ; mais elle exigeait toujours une présence quasi maternelle pour la moindre des tâches. Pudique, aucun soldat de la Huitième n'avait osé remettre en cause son statut nouvellement acquis de membre de leur bataillon ; mais pouvait-elle sérieusement rester à leurs côtés maintenant qu'elle avait été estropiée, et alors qu'une guerre brutale à souhait s'annonçait à l'horizon ? Elle, qui avait toujours compté sur ses deux bras pour noyer ses adversaires sous une pluie d'offensives continues ? Ne représenterait-elle pas un poids, à leurs yeux ?

Tout comme lui ?

Akis s'était convaincu qu'il était dans le même cas que sa collègue meurtrie ; à ceci près qu'il n'avait pas, lui, l'excuse d'avoir été ainsi atteint. Il était simplement trop lâche, trop gauche, trop stupide pour mener pareille existence. Il l'avait su, au fond de lui, avant de prendre la route ; puis il s'était laissé flatter par Rolan, qui avait cru bien faire, mais qui s'était à n'en pas douter complètement fourvoyé. Un voleur de don. Voilà tout ce qu'il avait bien pu enrôler...

Le Royaume de BalhaanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant