Chapitre 116

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— Eh bien ! Si je m'attendais à trouver un commandant ici ! l'interpella une voix familière, derrière lui, sur un ton malicieux.

Cette voix, éraillée par le temps, le fit sourire ; Istios fit volte-face, planta son regard dans celui de Leon, et les deux hommes échangèrent une poignée de main franche avant de se camper l'un à côté de l'autre, au sommet de la muraille qui ceignait Corgenna, et qui avait été réparée à la hâte, suite à la bataille ayant sévèrement éprouvée la capitale. D'ici, ils avaient une vue imprenable pour observer le cratère gargantuesque qui s'était formé à quelques kilomètres de là seulement, et qui n'en finissait plus de rejeter d'épaisses et d'obscures volutes de fumée. Les flots de lave s'étaient apaisés, depuis quelques jours, mais les apothicaires de tout le pays s'accordaient à dire que cette paix n'était que temporaire. Un volcan ne se taisait jamais éternellement ; en tout cas pas lorsqu'il était le fait d'un individu aussi tempétueux.

Mezagar s'en était allé. Il n'était jamais revenu. Ajima non plus, d'ailleurs. Si, pour le tout-venant, les deux commandants étaient morts en défendant héroïquement leur patrie, face à une armada du Divin Royaume de Bashan ayant cultivé l'ambition de tirer profit des troubles qui agitaient Balhaan pour l'assujettir en balayant tout sur son passage, ils étaient tous les deux au nombre de ceux qui connaissaient l'histoire véritable. Dans leur lutte insensée, les deux combattants aux pouvoirs les plus destructeurs de tout le pays s'étaient neutralisés. S'étaient entretués. Le vieillard s'en était douté, lorsqu'il avait vu son commandant borgne s'écarter d'un pas nonchalant, cette féroce guerrière à ses côtés ; il ne pouvait pas l'emporter. Si cette confrontation s'était déroulée ne fut-ce qu'une décennie plus tôt, le rapport de force aurait été tout autre ; mais, en l'occurrence, Ajima jouissait d'un trop grand nombre d'atouts que l'expérience seule ne pouvait pas suffire à gommer. Et il suspectait son défunt commandant d'avoir parfaitement su anticiper cette vérité.

Pourquoi ? Ce mot, unique, avait longtemps trotté dans l'esprit de Leon. Mezagar avait-il considéré qu'il était de son devoir de défendre la cause de Nakata, de Lida et de Dixan, en tant qu'aîné ? Avait-il été touché par la solidarité affichée par les Orphelins ? S'était-il, alors que la vieillesse menaçait de l'émousser, senti obligé d'offrir à sa vie de combattant un sens plus grand, plus noble ?

Non. La vérité, c'était sans doute que Leon était tout ce que le commandant grossier avait jamais voulu éviter de devenir. Il ne voulait pas non plus couler de vieux jours quiets dans une bicoque à l'autre bout du pays, à oublier progressivement tout de son savoir de guerrier ; il désirait juste mourir d'une fin martiale. Et Ajima, d'entre tous, était sans doute la seule à pouvoir se targuer de la lui apporter.

Car, avec le temps, l'aura de splendeur et de vérité qui entourait l'Oracle commençant à se faner, Leon était prompt à remettre en question le classement des Brigades, qui avait pourtant revêtit une importance symbolique pendant des siècles et des siècles. Il ne croyait pas Lida ou Nakata susceptibles de venir à bout d'un monstre pareil ; parce qu'il fallait, pour ce faire, devenir un monstre soi-même. Ils étaient trop nobles, l'un comme l'autre, pour s'abaisser à pareille vilénie. Ajima, en revanche, avait été taillée pour embrasser ce rôle.

— Ils sont calmes, aujourd'hui encore, observa un Istios placide.

— Oui, approuva sobrement son interlocuteur.

Le vent vint les envelopper pendant une paire de minutes, sans que ni l'un, ni l'autre des deux hommes ne se sente obligé de bouger d'un cheveu, ni de formuler la moindre syllabe. Finalement, ce fut au tour de Leon de briser le silence ; il pivota à demi en direction de son interlocuteur, le détailla d'un air amène.

Le Royaume de BalhaanWhere stories live. Discover now