Chapitre 69

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— Tu veux devenir le plus puissant combattant des Brigades, c'est ça ? lui demanda-t-elle, l'air revêche.

Désarçonné, Nakata se redressa, quittant momentanément le paquetage sur lequel il s'était penché depuis quelques minutes. Il n'avait pas beaucoup d'affaires, certes ; comme l'ensemble des Orphelins du Royaume de Balhaan, il ne croulait guère sous les effets personnels. Il ne voulait toutefois pas prendre le risque d'oublier quoi que ce fut, sachant qu'il s'en allait pour un voyage qui risquait fort d'être sans retour... Corgenna le reverrait, sans doute, un jour ou l'autre. Mais il n'aurait alors plus la même étiquette, plus la même vie, plus les mêmes aspirations. Il serait un membre fait de la Troisième Brigade Royale de Balhaan, et son existence serait rythmée par les entraînements, par l'austérité, par l'abnégation.

Devant lui, Lida se dressait, farouche et amère, les yeux luisants. Elle avait sans doute pleuré, même si elle ne l'admettrait jamais. Surtout pas à lui.

— Quand on se reverra, prononça-t-elle avec aigreur, je te prouverai que je suis devenue plus forte que toi. Je ne te laisserai pas réaliser ton rêve.

Il ouvrit la bouche, mais ne trouva guère de réponse à formuler, tout décontenancé qu'il était par cette approche ouvertement conflictuelle. Elle sembla en prendre acte ; après l'avoir dardé d'un nouveau regard assassin, elle se détourna et le délaissa, l'abandonnant à ses maigres possessions et à ce sac qu'il devait encore boucler.

***

Les cahotements de la route achevèrent de l'extirper de son sommeil. La Première Brigade était connue pour ses déplacements rapides au travers des campagnes Balhaanaises ; mais la présence de prisonniers qu'il leur fallait brinquebaler avec eux les contraignaient, cette fois-ci, à opter pour les routes bien classiques de leur joli Royaume. Les pavés de la Grand-Route étaient généralement bien ordonnés, soigneusement enchâssés les uns dans les autres, mais il existait parfois quelques aspérités, des anomalies causées par les affres du temps et de la météo ; aussi la calèche tressautait-elle de temps à autres, empêchant la commandante de la Huitième Brigade de bénéficier d'un repos complet.

— Nous approchons de Corgenna, l'informa Salomon en la voyant ainsi éveillée.

Elle opina du chef avec rigidité, sans l'observer davantage. Il ne se formalisa guère de son apparente irritation ; il la comprenait, même, sous bien des aspects. Malheureusement, il avait toujours été le plus transparent des ressortissants de l'Orphelinat : il ne comptait pas prendre ses vœux à la légère. Leurs relations d'antan n'existaient plus, à ses yeux. Ils n'avaient plus rien de frères et de sœurs condamnés à se supporter, à se suppléer dans l'adversité : ils étaient des soldats, des gardes d'un Royaume, des petites mains qu'on pouvait employer à diverses fins, et qui, parfois, devaient agir en dépit de leurs volontés propres. Combattre Lida n'avait pas été une source de réjouissances, à ses yeux ; mais il l'avait fait parce qu'on le lui avait demandé. Parce qu'il s'agissait, alors, de la seule façon de suivre les ordres.

— Je ne comprends pas. Pourquoi vouloir protéger Nakata ?

— Ce n'est pas parce que tu me poses plusieurs fois la même question que ma réponse changera, Salomon, rappela-t-elle d'un ton cinglant.

Il soupira avec déception et secoua la tête faiblement. Aux côtés de la calèche dans laquelle se trouvaient les deux anciens Orphelins progressaient deux autres carioles ; elles transportaient Rolan et Jade, les deux autres prisonniers qu'avaient faits les combattants de la Première Brigade, et qu'ils avaient décidé de rapporter à l'Oracle pour que ce dernier puisse aviser de la suite des opérations à mener. Devaient-ils être considérés coupables de désobéissance ? De haute trahison ? D'insurrection ? Il allait sans dire que Nakata s'était placé dans un guêpier fameux en mentant éhontément au Roi, en lui faisant croire qu'il se rendait à l'autre bout du Continent tout en agissant, en parallèle, de son propre chef. Lida et les autres allaient-ils devoir payer le prix de l'insolence de leur compagnon, pour l'avoir toléré à leurs côtés, voire pour l'avoir aidé dans ses opérations militaires capricieuses ? Même s'il obéissait aveuglément aux directives qu'on lui soufflait, Salomon espérait qu'il n'en serait rien. L'ironie de la situation, néanmoins, le saisissait.

Le Royaume de BalhaanWhere stories live. Discover now